En matière de cours de philosophie et de citoyenneté (CPC), un enseignant est-il égal à un enseignant et un enfant est-il égal à un enfant ? C’est sur cette interrogation que se conclut le rapport du Service général de l’inspection qui a été présenté en juin dernier au Parlement de la Communauté française1.
Hasard du calendrier, ce sont quasi les mêmes mots qu’utilisait Pierre-Stéphane Lebluy, enseignant de CPC, en s’exclamant en juin 2018 dans ce magazine : « À croire qu’un prof ne vaut pas un prof ! »2 C’est dire que les problèmes d’égalité que pose la mise en œuvre incomplète de cette réforme sont légion. Pour rappel, celle-ci a créé un cours obligatoire d’une heure de philosophie et de citoyenneté, plus une heure optionnelle (en dispense des cours de religion et de morale non confessionnelle) dans les seules écoles officielles, tandis qu’elle a prévu une dispersion des savoirs et compétences de philosophie et citoyenneté (sous la forme d’une éducation à la philosophie et la citoyenneté, dite EPC) dans les écoles confessionnelles. Les écoles libres non confessionnelles, quant à elles, ont le choix d’opter pour l’un ou l’autre système3.
Traitements de (dé)faveur
Premièrement, épinglons la question de la formation des enseignants, cette première inégalité qu’évoquent les inspecteurs et le professeur Lebluy. Au vu de la formule retenue qui distingue un cours dans l’enseignement officiel et une éducation transversale dans l’enseignement catholique, les enseignants n’ont pas été soumis au même régime d’exigences. On a alors, d’un côté, des profs obligés de se former (180 heures) et, de l’autre, des profs qui en sont exemptés. Or, les savoirs et compétences enseignés de part et d’autre sont supposés être les mêmes. C’est pourquoi des profs de CPC, retournés sur les bancs de l’école, crient à l’injustice. Et ils ont raison. Comment expliquer que des profs qui doivent enseigner la même matière ne soient pas soumis aux mêmes exigences de titres et de formations ?
La même matière, tiens donc ! C’est là un deuxième enjeu crucial d’égalité posé, cette fois, du point de vue des élèves. La réforme nous place face à trois configurations possibles : soit les élèves ont une heure (commune) de CPC, soit ils en ont deux (une heure commune + une heure optionnelle), soit ils n’en ont aucune (dans l’enseignement confessionnel). Le législateur a bien prévu l’EPC dans l’enseignement catholique, mais si les profs ne sont pas formés et s’ils disent que « cela ne change rien à leurs méthodes de travail et à leurs pratiques pédagogiques »4, on ne peut pas parler d’égalité de traitement entre élèves, non ?
Troisièmement, les questions organisationnelles n’ont affecté que les seuls réseaux publics. Il n’était déjà pas simple de proposer six options de religion et de morale dans une grille horaire commune lorsqu’il y avait deux périodes de cours. C’est encore moins le cas lorsqu’il s’agit de n’en organiser qu’une. Simple logique : caser un bloc de deux heures est plus facile que caser deux blocs d’une heure dans une grille. C’est compliqué pour les écoles, mais c’est aussi rude pour les enseignants des seuls réseaux officiels. Pure logique à nouveau : donner neuf blocs de deux heures de cours, c’est bien plus aisé qu’en donner 18 d’une heure. Sans compter que cela provoque la démultiplication du nombre d’élèves à suivre et des écoles où travailler.
Et comme pour ajouter aux difficultés engendrées par cette réforme en demi-teinte, le Secrétariat général de l’enseignement catholique (SEGEC), a introduit deux recours – un pour le primaire et un pour le secondaire – contre les mesures permettant le maintien à l’emploi des professeurs de morale et de religion nommés qui perdaient des heures avec le passage à une heure. Non seulement le SEGEC n’a pas voulu du CPC pour ses élèves, mais en plus il a voulu récupérer les quelques heures d’encadrement libérées par la réforme. Le beurre et l’argent du beurre, disions-nous5 !
Des attaques répétées
La mise en œuvre du CPC est une avancée saluée par bon nombre d’enseignants et de directeurs6, mais la solution de compromis adoptée d’une heure provoque d’énormes problèmes d’organisation. L’addition « cours nécessaire et problèmes d’organisation » a amené, en juin 2018, tous les membres d’un groupe de travail parlementaire – en ce compris le cdH – dédié à la question, à recommander « un cours unique de deux périodes »7. Pourtant, depuis la fin de la dernière année scolaire, on observe des manœuvres diverses qui tendent à la consolidation des cours de religion et de morale, projet qui s’accorde fort mal à celui de passer à un CPC de deux heures.
Il y a d’abord eu la volonté d’intégrer les inspecteurs de religion dans le corps de l’inspection générale, chose faite depuis décembre 2018. Puis la volonté de faire labelliser les « référentiels » de religion et de morale par le gouvernement. Et enfin des tentatives répétées d’intégrer ces « référentiels » de religion et de morale dans le projet de tronc commun du Pacte d’excellence. Dans le projet initial de tronc commun, le domaine 4 était intitulé « Citoyenneté et formation humaine et sociale ». Dans le dernier projet qui a circulé en janvier 2019, ce domaine était devenu : « Sciences humaines et cours philosophiques ».
Une intégration risquée
Pourtant, intégrer des cours convictionnels dans le tronc commun comporte plus d’un risque. Le premier est celui de la confusion entre les différents registres d’apprentissage : entre des savoirs et compétences académiquement établis (philosophie, sciences humaines et sociales, géographie, histoire, etc.) et des savoirs et compétences liés à des convictions religieuses. Assimiler les cours de religion au domaine 4 porte le risque de renforcer la confusion chez les élèves entre démarche scientifique et religion. Entretenant par là un relativisme des valeurs qui rencontre un certain succès : tout s’équivaut et la démarche scientifique aurait la même (et parfois même moins de) valeur que celle reposant sur la « foi religieuse ».
Le second est la diminution horaire d’autres matières. Techniquement, il faudra intégrer les heures de religion (les deux périodes des réseaux confessionnels) dans le tronc commun au détriment d’une autre(s) discipline(s), dont l’histoire-géo qui relève du domaine 4, et dans l’avenir, la deuxième heure hypothétique de CPC. Enfin, le contenu du tronc commun (comme les actuels socles de compétences) devra être validé par le gouvernement. Comment l’envisager pour des contenus liés aux religions ? Les cours de religion (et de facto, de morale non confessionnelle) ne sont pas des cours communs et neutres, comment serait-il possible de les intégrer à un tronc commun à tous les élèves, tous réseaux confondus ?
Il reste encore une autre solution, mais qu’on ose à peine murmurer dans ce climat de suspicion de relance de guerre scolaire : pourquoi toutes les écoles ne devraient-elles pas également organiser un cours de deux heures de philosophie et de citoyenneté ? Tiens, on en revient toujours à une question d’égalité… Mais cela ne semble pas une évidence partagée.
1 « Rapport sur les travaux du groupe de travail relatif à la mise en œuvre du cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté », PCF, doc. 641-n° 1, Parlement de la Communauté française, 7 juin 2018, p. 149.
2 Cédric Vallet, dans Espace de libertés, n° 470, juin 2018, p. 70.
3 Sur l’histoire et les enjeux de cette réforme, voir Johanna de Villers, « La philosophie à l’école : une révolution attendue », Les Cahiers du CIRC, Université Saint-Louis-UCL, n° 3, juin 2018, pages 50-63.
4 Comme le signale le rapport de l’inspection déjà cité, op. cit., p. 24.
5 « Étienne Michel ou l’opportunisme comptable », communiqué de presse du CAL, 25 mai 2016.
6 Selon le rapport du Service général de l’inspection présenté par MM. Rome et Charlier, « Rapport sur les travaux du groupe de travail relatif à la mise en œuvre du cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté », PCF, doc. 641-n° 1, Parlement de la Communauté française, 7 juin 2018, p. 24.
7 Ibid., p. 31.