Dans un univers digitalisé de plus en plus privatisé et mercantilisé où secteurs public et privé semblent parfois se confondre, une question se pose : a-t-on encore besoin de fonctionnaires ?
L’utilité même des fonctionnaires aujourd’hui soulève différentes interrogations connexes. Qu’est-ce qui justifie encore le maintien des textes statutaires organisant la carrière des agents considérés par certains comme relevant de l’ancien monde ? Quelles seront les éventuelles nouvelles missions publiques des agents dans un monde dématérialisé ? Comment assurer leur neutralité ?
Déléguer toute activité au secteur privé ou fonctionner comme le privé représente un mythe néo-libéral fait d’une croyance indéfectible dans les forces du marché, vertueuses par nature. On se trouve donc en présence d’une sorte de « religion laïque » qui fragmente la notion d’intérêt général en une série d’intérêts particuliers à satisfaire. Toute prestation sociale ou administrative se transforme graduellement en prestation lucrative, avec des bons clients à choyer et de « mauvais », à éviter.
On est d’ailleurs en droit de se demander si la séparation entre le « public » et le « privé » est si tranchée aujourd’hui. D’une part, le secteur public est de plus en plus conçu et organisé comme un business qui fournit une prestation commerciale et, d’autre part, le marché privé se réfère à des valeurs publiques qu’il instrumentalise à des fins de marketing (transparence, accessibilité, continuité, prétendue gratuité, etc…). De leur côté, les gouvernants donnent souvent l’impression que la fonction publique se réduit à une somme de soucis à gérer. En réalité, le déclassement du concept d’État et du politique a entraîné dans sa chute celui de l’administration.
L’e-gov, un nouveau monde
Dès lors, les services publics ont-ils toujours un rôle et une utilité dans un contexte où les moyens matériels et le personnel ont drastiquement diminué depuis plus de 20 ans ? Dans le même temps, les conditions de travail se sont détériorées et les statuts précarisés (recours aux intérimaires, CDD, premiers emplois, volontariat non indemnisé, flow contract1) et la digitalisation a accru la productivité.
La transformation digitale et la numérisation marquent la fin d’une époque, d’un certain monde. En effet, l’offre de services publics est en train d’être repensée du fait que la dématérialisation de procédures standardisées produit des gains d’efficacité considérables. Les nouveaux outils électroniques permettent des interventions publiques beaucoup plus ciblées et personnalisées. La multiplication des services en ligne a également créé des nouveaux standards de qualité et de disponibilité dans le chef des internautes habitués aux nouvelles applications web et aux réseaux sociaux.
Cependant, considérer que la digitalisation et le tout aux marchés vont tout régler, relève de la pensée magique. Un des rôles des services publics est de donner des moyens aux citoyens pour qu’ils ne soient pas dominés par les nouvelles technologies et de créer les conditions qui permettent à chacun de maîtriser effectivement et techniquement un environnement numérique de plus en plus sophistiqué, de même que ses contenus. Ces outils offrent également une adaptation, une personnalisation des prestations et une immédiateté qui représentent un saut qualitatif et quantitatif appréciable en faveur des citoyens, à condition de respecter certaines conditions légales et sociales. Ainsi, il est indispensable que l’e-gov2 qui induit un redéploiement des agents vers des tâches à plus haute valeur ajoutée conduise à un accompagnement humain de proximité plus personnalisé pour les usagers en difficulté.
La fonction statutaire, une garantie
La question de la neutralité des fonctionnaires se pose aussi, dans la mesure où la tendance générale est de privilégier le contrat et de reléguer le statut à des fonctions prestigieuses ou chargées d’imperium3. La finalité du statut n’est pas le bien-être des fonctionnaires, mais de rendre un service impartial et de qualité aux citoyens. Au sein de l’Union européenne, 21 des 28 États membres ont fait le choix d’une fonction publique totalement ou partiellement statutaire. Ce qui pose problème n’est pas tant le concept de statut en soi mais une application formaliste de textes statutaires devenus au fil du temps alambiqués et illisibles. Ce qui semble important est de maintenir de solides garanties de stabilité des agents vis-à-vis des pressions politiques ou des lobbies. À ce sujet, les exemples récents du licenciement de fonctionnaires au Brésil depuis l’arrivée de Bolsonaro, de même qu’en Turquie, sont particulièrement inquiétants. Il faut savoir que le statut qui règle de façon unilatérale la situation d’un groupe a été conçu dans les États modernes « comme un instrument de libération visant à affranchir les individus de la dépendance personnelle, de l’obédience politicienne et d’une surveillance tatillonne constante opérée de l’extérieur » et « par là, à garantir la liberté de pensée et les libertés politiques »4.
Le statut a aussi été réalisé dans l’intérêt des usagers afin de permettre un traitement égalitaire de ces derniers, sans passe-droits. Il demeure un marqueur identitaire important pour les fonctionnaires. Ceci dit, des contrats de travail de droit public pourraient aussi présenter un certain nombre de garanties d’impartialité et de neutralité.
Nous avons besoin de plus de services publics ou d’associations de proximité, s’installant dans une temporalité longue et stable, et qui prennent le temps d’écouter et de comprendre les utilisateurs. S’engager dans une logique d’optimalisation globale et systématique5 – du temps consacré, du coût, du nombre de prestations à réaliser – va à l’encontre de la qualité, de la dignité et du respect des usagers, en particulier des plus vulnérables.
À l’heure où toutes les questions, même les plus banales, se complexifient et où la vitesse de réaction s’accélère de façon exponentielle, le secteur public et le non-marchand détiennent un rôle essentiel à jouer dans l’humanisation de nos sociétés, dans la recréation de liens sociaux grâce à une approche plus désintéressée et égalitaire. Servir l’État et la collectivité doit faire rêver en ce que cela représente un combat contre la dislocation sociale et l’individualisme.
1 Surnom familier (littéralement « contrat fluide ») donné aux contrats qui durent quelques mois.
2 L’administration électronique ou en ligne.
3 Le pouvoir de donner des ordres de disposer de la force publique, d’ordonner des saisies et des astreintes. C’est un pouvoir de nature régalienne.
4 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « nrf », p. 572.
5 Il n’y a certes pas lieu de rejeter par principe tous les outils de management, mais de choisir les plus pertinents et adaptés aux objectifs publics.