Espace de libertés | Mars 2019 (n° 477)

Les hommes naissent… mais n’en restent pas là


Dossier

L’égalité n’a rien d’évident. Elle ne tombe pas du ciel. Elle n’est pas donnée dans la nature ni à la naissance. Loin d’être une condition commune, elle n’est point non plus une aspiration commune, partagée par l’ensemble des humains.


Certains – beaucoup même – ne s’en soucient guère, ne pensant qu’à leur propre bonheur et s’asseyant sur leurs privilèges. D’autres y voient un obstacle à l’évolution de l’espèce – mue par le chacun pour soi de la lutte pour la survie – ou à l’émulation de la société – stimulée par la saine concurrence. D’autres encore la redoutent telle la porte ouverte à la mise au pas militaire, l’uniformisation mortifère, le génocide des différences ou l’étouffement de la créativité.

L’inégalité règne dans la nature, entre les espèces, entre les genres, entre les âges… Les êtres vivants ne naissent pas tous sous les mêmes cieux, avec la même constitution physique ou psychique, jouissant des mêmes aptitudes, soutenus par les mêmes relations. À cette disparité naturelle, la société humaine a ajouté d’autres inégalités de naissance ou d’acquisition en instaurant la propriété privée. C’est la célèbre tirade de Jean-Jacques Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.” »1 L’appel n’a pas été entendu et la propriété privée constitue bien aujourd’hui un pilier central et un tabou quasiment intouchable de l’organisation sociale. Ceux qui ont tenté de l’abolir n’ont pas fait que des heureux et sont depuis lors diabolisés.

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L’invention de l’égalité

L’égalité n’est pas donnée au départ mais l’humain se distingue en ce qu’il ne se contente pas du donné, qu’il rejoue les contraintes naturelles. Et nous pensons, avec Hannah Arendt et Jacques Rancière, que l’invention de la politique consiste à créer de l’égalité là où la nature a engendré de l’inégalité et à générer de l’émancipation là où l’histoire a produit de l’aliénation. Disons plus largement que la politique se définit par la délibération collective sur le juste et ce qu’il faut mettre en place pour y arriver. Au cœur de cet exercice se débattent les difficiles articulations entre la liberté, l’égalité et la sécurité. La puissance publique veille à cet équilibrage et ceux qui prétendent l’incarner se disputent le meilleur dosage. À droite de l’échiquier, on privilégiera la liberté au détriment de l’égalité et on s’attachera à la sécurité civile (la protection des biens et des personnes). À gauche, on acceptera de restreindre les libertés pour favoriser plus d’égalité et on se focalisera sur la sécurité sociale (la protection contre les aléas de l’existence). La fraternité ou la solidarité peuvent être conçues comme des lubrifiants ou des rouages facilitant la jointure et l’agencement entre égalité et liberté2. Le philosophe Étienne Balibar tente de dépasser l’opposition avec la proposition de l’« égaliberté » selon laquelle l’égalité et la liberté, loin de se contredire, se conditionnent l’une l’autre. Elles se sont, historiquement, affirmées ensemble et chaque fois que l’une est malmenée ou menacée, l’autre l’est aussi. Cependant, elles persistent dans une relation réciproque instable qu’aucun système politique ne pourrait équilibrer une fois pour toutes. L’« égaliberté » n’existe du coup que dans la lutte, dans la pratique d’une tension et d’une créativité permanente.

L’institution de l’égalité

À la confrontation entre les exigences de la liberté et celles de l’égalité, succède la querelle quant à la conception de l’égalité elle-même. S’agit-il de reconnaître une égalité abstraite ou de mettre en œuvre une égalité concrète ? L’homme dont on a déclaré les droits universels au XVIIIe siècle n’avait ni âge, ni genre, ni appartenance sociale ou culturelle, ni existence concrète avec son lot de difficultés et d’aliénations. Si ce n’est qu’à ce niveau d’abstraction qu’on peut proclamer l’égalité des hommes, ce « mensonge de l’universel »3 fait une belle jambe aux femmes, aux boiteux, aux bâtards…4 Cette conception fut celle des droits humains de la première génération. Elle décrète l’égalité de droit mais célèbre avant tout les libertés individuelles et protège la personne de tout ce qui pourrait les entraver, à commencer par l’arbitraire de l’État et l’ingérence de l’Église. La liberté s’y définit de manière négative (ne pas être empêché de penser, de parler, d’entreprendre…) et est garantie par un État abstentionniste ou libéral.

Au XIXe siècle, les mouvements ouvriers ont pointé l’insuffisance de ces droits : que reste-t-il de la liberté de pensée quand le ventre vide obsède l’esprit ? À quoi bon le droit à l’information quand on ne sait pas lire ? Ils ont alors progressivement conquis une nouvelle génération de droits humains reconnaissant des libertés collectives et compensant les carences sociales. La liberté y est définie de manière positive (accéder à l’enseignement, à un revenu digne, à un logement…) et est assurée par un État interventionniste ou social.

C’est à partir de cette seconde génération de droits, et d’autres certainement à inventer, que l’égalité de fait peut se créer par décision politique, c’est-à-dire collective. N’étant pas un acquis à préserver mais une conquête à réaliser sans cesse, elle est affaire, d’abord, de processus tels que la formation ou la revendication, ensuite, d’institutions (et de règles) telles que l’instruction publique obligatoire, la sécurité sociale ou les services publics. Ces processus sont inachevables comme tout ouvrage humaniste. Ces institutions ne sont pas figées. Elles peuvent et doivent se réinventer comme tout moyen s’adaptant à l’atteinte de son but sans s’enliser dans l’inertie ou se prendre pour sa propre fin5. Elles relèvent davantage de ce que Castoriadis a pensé comme praxis instituante que de la lourdeur bureaucratique à laquelle on les connote trop souvent. Mais nous ne pouvons pas nous passer d’institutions, sous prétexte que l’égalité serait déjà acquise formellement, qu’elle s’épanouira naturellement ou qu’elle relève d’un idéal impossible. Contre le spontanéisme ou le fatalisme, l’égalité doit s’instituer.

Le déploiement et la vitalité de cette institution, à l’instar des équilibrages entre égalité, liberté et sécurité, se jouent à travers des rapports de force dans lesquels nous sommes loin d’être égaux et qui penchent depuis la fin du siècle dernier vers la destitution de l’égalité.

 


1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 205.
2 Notons qu’afin d’instituer la solidarité et d’assurer la sécurité sociale, le fétiche de la propriété privée a pu être écorné puisqu’une partie de ce qui devrait revenir aux individus s’y trouve socialisée ou collectivisée.
3 Expression de Jacques Rancière prolongeant Marx qui reprochait, dans La question juive, aux droits de l’homme de consacrer les droits de l’individu bourgeois, séparé de la communauté et replié sur son intérêt personnel.
4 François Cavanna résumait ainsi le problème dans ses Pensées : « Les hommes naissent libres et égaux en droit. Ensuite, ils se mettent à boire. »
5 On peut douter, par l’exemple, de l’aptitude de l’État ou des administrations publiques à les incarner de manière optimum en ce XXIe siècle mondialisé.