Si le mot « vague » est loin de faire l’unanimité – car il occulte la complexité, l’hétérogénéité et la diversité des idées du mouvement féministe –, nous nous trouvons indéniablement au cœur d’une réactualisation et d’une réappropriation conjoncturelle des idées et combats en faveur de l’égalité hommes-femmes. Mais pour quels changements ?
Le mot « vague », malgré ses lacunes, a le mérite de permettre de cartographier le mouvement et son histoire (1), en apportant une réponse à l’évolution de la sociologie de ses militant.e.s et du contexte social actuel. Sans invisibiliser les combats menés lors des vagues précédentes, force est de constater l’émergence d’un renouveau du profil des militantes féministes et de leurs modes d’action.
Ce regain d’intérêt féministe permettant surtout de médiatiser davantage les problématiques qu’il soulève, tant dans l’espace public que privé, en incluant de nouvelles revendications qui s’expriment également via d’autres méthodes et pratiques (2).
On connaissait la troisième vague dite des « post » – postmoderne, poststructuraliste, postcoloniale – qui désignait, dans les années 1990, la nouvelle génération de féministes nées après les luttes des années 1970 (3). On identifie ensuite les débuts de la quatrième vague dès les années 2010-2012, avec un nouveau public et un modus operandi qui n’échappe pas à la révolution numérique en cours.
L’illusion de l’égalité
En sus des combats historiques, les préoccupations de cette dernière vague ont pour fil conducteur la dénonciation de « l’illusion de l’égalité ». L’opposition au harcèlement sexuel, qu’il soit de rue ou en ligne, la lutte contre les violences masculines, le combat contre les inégalités sociales et salariales, contre les discriminations et les représentations sexistes des femmes dans les médias et la publicité, la dénonciation de la sous-représentation des femmes à des postes de pouvoir et à responsabilités, mais aussi la poursuite du féminisme intersectionnel et queer, et les codes des Femen, déjà initiés sous la vague précédente, marquent les actions du mouvement au cours de cette décennie.
Reprenant les combats des générations antérieures, sans les dénaturer – à l’instar du droit de vote, de la lutte pour l’égalité civile et juridique et de la liberté de disposer de son corps –, les plus jeunes se réapproprient le féminisme et le reformulent autour du combat contre le sexisme au quotidien. Si la rue, le travail, les transports en commun, les soirées sont autant de lieux où les femmes risquent de se faire agresser ou harceler, YouTube, Instagram, Facebook, Twitter, Tumblr (paye ta shneck, ton gynéco, ta fac, ta blouse, ton taf, ta robe, ton journal, ta famille, ta police, etc.) et les blogs féministes sont autant d’outils où ces méfaits sont dénoncés et partagés. Avec un effet de masse impressionnant: des millions de hashtags, likes, partages et émoticônes en colère circulent. Les réseaux sociaux et Internet sont à la fois porte-voix et vecteurs d’interpellation des institutions et des personnalités publiques et politiques.
On se rappellera qu’en 2017, des actrices américaines qui ont subi des violences sexuelles partagent sur les réseaux sociaux deux petits mots, #MeToo, qui galvanisent des millions de femmes à travers le monde, les encourageant à partager leur triste histoire. Des femmes, en ligne, à travers le monde: voici ce qui caractérise ce mouvement. Elles partagent leurs agressions en #YoTambien, #keineKleinigkeit, #YesAllWomen, #WhatWhereYouWearing, #TimesUp, #BeenRapedNeverReported, en utilisant les outils technologiques contemporains, forçant le monde à faire face à des situations qu’il feignait d’ignorer depuis de trop longues années. Plus qu’un phénomène viral: un mouvement social. Les sphères publique, politique, privée, professionnelle, universitaire, ne peuvent plus ignorer cette réalité aussi massive que tragique.
Dans le monde entier, les réseaux sociaux ont servi de plateforme et de porte-voix à des mouvements de révolte sociale rassemblant des millions de femmes.
Continuer à tirer le fil
De #MeToo, l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier disait dans Le Monde en novembre 2017: « Que la honte change de camp est essentiel. Et que les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #MeToo d’Internet pour se signaler et prendre la parole me semble prometteur. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires: comprendre que nous n’étions pas toutes seules! Les conséquences de ce mouvement peuvent être énormes. À condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier. »
Dans le monde entier, les réseaux sociaux ont servi de plateforme et de porte-voix à des mouvements de révolte sociale rassemblant des millions de femmes, de Ni Una Menos en juin 2015 en Amérique latine à la Marche mondiale des femmes en janvier 2016 initiée aux États-Unis. Si cette nouvelle configuration, avec un Internet démocratisé et accessible, constitue un terreau fertile pour l’émancipation et l’empowerment, il ne faut perdre de vue les obstacles sociaux et la connivence idéologique engendrée par la sélectivité et les algorithmes du Web, prévient David Bertrand, chercheur en technologies de l’information et politique à l’Université de Bordeaux.
Reste que la plupart du temps, le féminisme « en ligne » et le féminisme « hors ligne » se nourrissent et se renforcent: « Les idées les plus visibles ou les plus discutées dans les médias et la vie politique sont susceptibles de l’être également sur Internet », ajoute le chercheur.
La plupart du temps, le féminisme « en ligne » et le féminisme « hors ligne » se nourrissent et se renforcent.
Le paradoxe du pop féminisme
Comme souvent, lorsqu’un mouvement gagne en popularité sur la scène médiatique, les déclinaisons inattendues et les exploitations marketing ne sont jamais loin… C’est du moins le sentiment que peut susciter le féminisme pop, qui est aussi quelquefois qualifié de féminisme de masse, car porté par des personnalités et people de la scène musicale et artistique, entre autres.
« Beyoncé est-elle féministe? », telle est d’ailleurs la question piquante posée par l’association française Osez le féminisme!, ce qui permet par ailleurs de résumer le paradoxe du féminisme pop. Rétroacte: le 24 août 2014, face à 12 millions de téléspectateurs, Beyoncé prend fièrement la pose devant le mot Feminist placardé sur la scène en lettres luminescentes gigantesques lors de la clôture des MTV Video Music Awards (4). Le #Feminist devient viral. Au même titre que l’interprète de Run the world (Girls), nombreuses sont les célébrités qui profitent de leur notoriété pour prendre position en faveur des droits des femmes. Parmi elles, les actrices Meryl Streep, Kate Winslet et Emma Watson… mais aussi des figures plus ou moins contestables comme Kim Kardashian. De manière réfléchie ou non, toutes ces célébrités affichent le Girl Power, le rendant « à la mode » aux yeux de leurs millions de followers. S’affichant en publicité, en musique, à la télévision, sur des t-shirts, sur des sacs à main, le féminisme fait vendre et crée des buzz.
Le féminisme ne s’exprime pas d’une seule voix: du féminisme marketing et ultramaîtrisé de Beyoncé, aux revendications des militantes des générations précédentes, le combat des femmes ne garde son sens qu’en portant la voix de toutes les femmes. Si le web a changé les codes du mouvement féministe, il ne l’a pas rendu pour autant plus prospère. Le long combat doit continuer.
(1) Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Eve-Marie Lampron et Geneviève Pagé, « Pour éviter de se noyer dans la (troisième) vague: réflexions sur l’histoire et l’actualité du féminisme radical », dans Recherches féministes, 20 (2), 2007, pp. 141-162.
(2) David Bertrand, « L’essor du féminisme en ligne. Symptôme de l’émergence d’une quatrième vague féministe? », dans Réseaux2018/2 n° 208-209, pp. 232-257.
(3) Diane Lamoureux, « Y a-t-il une troisième vague féministe? », dans « Cahiers de genre », 2006/3 HS n° 1, pp. 57-74.
(4) Carole Boinet, « Beyoncé, Miley Cyrus: faut-il avoir peur du féminisme pop? », mis en ligne le 26 octobre 2014, sur www.lesinrocks.com.