Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

« Rendre visibles ces invisibles ! »


Culture

« Les Invisibles » évoque avec émotion et humour la destinée d’un centre d’accueil de jour pour femmes SDF voué à la fermeture. Au casting, Corinne Masiero, Audrey Lamy et une quinzaine d’actrices non professionnelles ayant connu la rue. Un film essentiel parce qu’il montre tout sans fard, en dédramatisant.


Elles sont des dizaines, passées par la rue, la violence, la prison, accueillies dans un centre de jour pour femmes SDF, qu’une mairie du Nord veut fermer. Leur résilience, leur combat, uni aux travailleuses sociales, forme la trame du nouveau film de Louis-Julien Petit, ode poignante et lumineuse aux « résistantes modernes. » Une épopée tragicomique, résolument ancrée dans le réel. Et pour cause ! Puisque le réalisateur de 34 ans, salué pour Discount en 2015, a passé un an comme bénévole en centres d’accueil pour femmes, à Grenoble et Paris, pour comprendre et trouver le ton adéquat. « Quand on traite un sujet comme celui-ci, on a intérêt à être juste… On peut amener du sourire, comme je le fais, mais ne pas travestir la réalité », explique-t-il en marge de son troisième long métrage, inspiré d’un documentaire/livre sur les femmes SDF de Claire Lajeunie, sorti en 2014.

Ses « invisibles » sont, bien sûr, les femmes accueillies, qui forment 40 % des sans-abri, « mais souvent se griment, se cachent pour échapper à la violence de la rue », explique Louis-Julien Petit. « Plus généralement, ce vocable des “invisibles” désigne aussi les personnes qui ne sont pas aidées à aider les autres, ces travailleuses sociales et leur combat acharné, sans reconnaissance. Mon idée, c’était un film sur les résistantes modernes, des femmes qui vont s’unir et combattre ensemble, en se disant “OK, on nous met de côté, donc on va prendre notre destin en mains, trouver une solution !”. Solution qui, dans le film, passe par la découverte de ces femmes SDF et aidantes, ce qu’elles faisaient avant, leurs compétences, leur formation… « Il s’agissait donc de les rendre, avant tout, visibles ! »

« C’est interdit mais c’est juste ! »

Dans ce film coup de poing et coup de cœur, travailleuses sociales et SDF jettent tout dans la bataille pour réinsérer à tour de bras, avant la fermeture du centre, leur « cour des miracles », comme elles le définissent elles-mêmes. Usant de subterfuges (mensonges, falsification, pistons…), mais aussi d’ateliers de prise de confiance et d’entretiens d’embauche à blanc. Et se muant, de facto, en centre d’accueil 24 heures sur 24, en toute illégalité.

ok_culture_invisibles-0073-jc-lother
Audrey Lamy en travailleuse de l’ombre. © JC Lother

« Leur combat est une utopie, et c’est bien ce qui m’intéressait. Ce n’est pas le but qui est important, c’est l’action, l’action commune, le vivre ensemble. Se dire : “C’est interdit, mais c’est juste, en tout cas” », souligne Louis-Julien Petit. Qui cite comme inspiration des Ken Loach et autres Stephen Frears, auteurs reconnus de films sociétaux de la Grande-Bretagne post-Thatcher. Mais aussi La Vie est belle de Roberto Benigni (1997), qui « arrive à parler de l’horreur, de manière comique ».

Les Invisibles effleure les soucis de paperasserie, mais évite surtout l’écueil de l’acharnement contre une administration aveugle et lente. « Ce n’était pas mon but. Et puis, cela a déjà été fait magnifiquement par Loach dans Moi, Daniel Blake, un chef-d’œuvre… », glisse le cinéaste.

En revanche, dans la place laissée individuellement aux « accueillies », avec chacune son langage, sa personnalité, sa trajectoire, ses réparties, il ne perd jamais son fil rouge humain et comique. « Eh, t’as pas le monopole de la réussite, Chantal ! » lance par exemple une SDF à une autre dans une scène qui désamorce le dramatique de la situation par le rire.

Chantal… « Un emblème de ce film, le symbole de la résilience », dit Corinne Masiero du personnage joué par Adolpha van Meerhaegue, sa « pote ». Une ex-SDF de 70 ans, qui, comme dans le film, a connu la prison (elle a tué son mari violent) et la rue. « Une vraie vie de merde », résume Masiero. « Ce film dénonce et demande des solutions à ceux qui le regardent », s’emporte l’actrice roubaisienne engagée à gauche. « Il existe des tas d’associations, des gens qui se bougent. Mais les politiques, maintenant, ‘faut qu’ils prennent leurs responsabilités. Et pas demain ! Alors, si ce film pouvait les y aider ne fût-ce qu’un tout petit peu, ce serait déjà une victoire magnifique ! »