Depuis une vingtaine d’années, les grands classiques de l’extrême droite que sont le rejet de l’immigration, la défiance vis-à-vis des élites et la mise en avant d’une insécurité présumée sont récupérés par les partis traditionnels. À tort. Car l’original a repris ses droits sur la copie.
C’était en 2007. Jean-Marie Le Pen portait pour la dernière fois les couleurs du Front national lors d’une élection présidentielle. Arrogant, il décochait cette phrase assassine : « Nicolas Sarkozy essaie de labourer mon terrain mais c’est moi qui sème et c’est moi qui récolterai. Les gens préféreront toujours l’original à la copie. Plus il en fait dans ce domaine-là, mieux je me porte. » Il continuait : « Je suis francophile, pas xénophobe, c’est pour ça que je suis pour la préférence nationale. »
Cinq ans plus tard, en 2012, Le Monde titrait « Monsieur Sarkozy courtise sans retenue les électeurs du FN ». Menacé par le socialiste François Hollande, le président sortant chassait sur les terres de Marine Le Pen, la fille ayant entre-temps tué le père : islam, immigration, attaque des médias et des élites. Sarko pointait le flux migratoire qui allait en grossissant : « Cela ne peut plus durer. À force d’accueillir trop de monde sur notre territoire, notre système d’intégration ne fonctionne plus. » Tout y passait au nom de la nécessité d’écouter enfin ces « Français qui souffrent en silence ».
De Silvio Berlusconi à Viktor Orbán en passant par Nicolas Sarkozy, on ne compte plus ces leaders venus du centre et de la droite à avoir intégré les idées de l’extrême droite dans leur programme. Et plus les partis traditionnels ont échoué à répondre aux grandes questions de l’époque, le plus souvent liées aux difficultés socio-économiques et à l’immigration, plus certains d’entre eux mettent du zèle à les revendiquer en leur nom propre.
Une fresque du street-artiste TvBoy représentant le Premier ministre italien Matteo Salvini et Luigi Di Maio, le dirigeant du Mouvement 5 étoiles.
© Miguel Medina/AFP
Le cas de l’Italie est symptomatique de cette évolution. Tout au long des années 2000, Silvio Berlusconi a fait évoluer sa politique en parallèle avec celle de la très populiste Ligue du Nord. On le vit ainsi initier le fichage des Roms et créer un délit d’immigration clandestine. Il a qualifié les juges de comunisti. Les journalistes n’étaient que des « emmerdeurs ». Il Cavaliere tournait volontiers l’Europe en dérision. Comme lors de ce sommet à Bruxelles où, face aux autres chefs d’État et de gouvernement, il s’était écrié : « Et maintenant, si l’on parlait de football et de femmes… »
Le mantra de ces apprentis sorciers a toujours consisté à dire que tester les idées de l’extrême droite était le meilleur moyen de la contrôler. Si la méthode a ses raisons, elle n’est pas pérenne. En témoigne la valse-hésitation de l’électeur ici et là : le discours anti-immigration de la N-VA n’a pas empêché le Vlaams Belang de retrouver du souffle lors des communales du 14 octobre dernier.
L’original l’emporte sur la copie
Pour revenir à l’Italie, ni les frasques de Silvio Berlusconi ni le coup de vis sur l’immigration donné par un Matteo Renzi n’ont réussi à couper l’herbe sous le pied des « vrais » populistes. Le 2 juin dernier, après trois mois de tractations postélectorales houleuses, la république s’est donné un gouvernement populiste réunissant le Mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord. L’original l’a emporté sur la copie. Paolo Savona, dont le nom avait été refusé par le président italien pour diriger les Finances en raison de son euroscepticisme affiché, a finalement été nommé aux Affaires européennes.
Depuis, l’Italie tient le destin de l’Europe entre ses mains. Elle défie la Commission sur le terrain du budget, ignorant les avertissements qui lui sont lancés pour non-respect de critères de la dette. Or, tous les observateurs le répètent : si l’Italie trébuche, c’est tout un pan de la construction européenne qui s’effondrera, elle.
Les idées de l’extrême droite se sont ainsi répandues dans plusieurs États européens, au point de devenir communes, ordinaires. L’Italie, la Pologne, la Hongrie… Anti-immigration, anti-Europe, anti-élites… les tabous tombent au nom du droit à la liberté de parole. Il faut désormais coller aux peurs viscérales de l’électeur pour être certain d’emporter son adhésion. Du moins certains le pensent. Ce transfert vers les partis traditionnels a été facilité ces dernières années par la coupure qu’ont effectuée les différentes extrêmes droites avec le passé fasciste et nazi de la Vieille Europe.
L’ennemi, c’est l’étranger qui refuse d’adopter les valeurs et coutumes du pays qui l’accueille, surtout s’il est musulman.
À l’écart de quelques groupuscules que l’on pourrait qualifier de folkloriques s’ils n’étaient potentiellement dangereux par la parole et par les gestes, rares sont les leaders populistes qui s’aventurent encore aujourd’hui à trouver des vertus à l’Allemagne nazie ou à la collaboration. Le temps des « Durafour crématoire » – la formule est de Jean-Marie Le Pen – semble être passé. En Belgique, on a ainsi vu Bart De Wever laisser aux vestiaires les oripeaux de la Seconde Guerre mondiale et de la répression contre l’incivisme pour se rapprocher de la communauté juive d’Anvers. La norme aujourd’hui, c’est un discours anti-immigration mâtiné d’anti-islam.
Un homme incarne à merveille cette mutation : Geert Wilders. Dans les années 2000, surfant sur la dénonciation du modèle multiculturel néerlandais lancé par Pim Fortuyn, il a fait du combat contre l’islam son fer de lance à une époque où un Le Pen croyait encore pertinent de se mettre du côté du maréchal Pétain et de l’Algérie française. Wilders est pro-Israël et défend les gays. L’ennemi, c’est l’étranger qui refuse d’adopter les valeurs et coutumes du pays qui l’accueille, surtout s’il est musulman. En cela, le Néerlandais n’est guère différent des populistes suisses – Christoph Blocher, Oskar Freysinger… – qui ont trouvé dans la démocratie directe un accélérateur à la propagation de leurs idées.
Au début de cette décennie, le discours d’un Geert Wilders a trouvé une résonance particulière en France, notamment chez les Identitaires, des activistes violents qui distribuent de la soupe au cochon aux abords des moquées au nom des valeurs éternelles de la France. Puis, il est devenu la propriété de Marine Le Pen et sans doute son arme la plus efficace lors des deux dernières campagnes présidentielles. Entre-temps, Nicolas Sarkozy avait achevé d’ouvrir un boulevard aux idées d’une extrême droite débarrassée des bruits de botte en mettant à l’honneur l’identité nationale.
Le coup de pouce du politiquement correct
Le ton et le style employés par les extrêmes permettent eux aussi de saisir la métamorphose en cours. Il y a cinquante ans, les discours braillards et les postures viriles séduisaient. Aujourd’hui, ils ont le plus souvent laissé place au politiquement correct (dans l’humainement incorrect) : les dirigeants populistes évitent le racisme ostentatoire pour s’épancher sur l’impossibilité de faire cohabiter des cultures trop différentes. Ils mettent en avant la défense des intérêts nationaux, abandonnent le plus souvent les thèses antisémites pour combattre l’islam et l’immigration. Désespérés de ne pas trouver une réponse satisfaisante à leurs problèmes quotidiens, une partie des électeurs y trouvent leur compte.
La force centripète qui agite les idées venues de l’extrême droite n’est pas une fatalité.
Les partis politiques traditionnels, de gauche comme de droite, portent une responsabilité certaine dans cette évolution. S’ils sont impuissants à régler des problématiques qui les dépassent – il y a belle lurette que la grande finance tient les leviers de commande de l’économie mondiale – d’autres dossiers comme la gestion de l’immigration pourraient trouver une part de solution dans la mise en place d’une politique commune européenne toujours aux abonnés absents. Cette frilosité a abouti à laisser l’Italie, qui n’a eu de cesse d’appeler ses partenaires européens à l’aide depuis une décennie, à faire sa loi en Méditerranée.
La force centripète qui agite les idées venues de l’extrême droite n’est pas une fatalité. En témoigne la victoire d’Emmanuel Macron lors de la présidentielle de 2017 obtenue grâce à un discours rassembleur, construit par-delà les partis traditionnels. Ce qui n’empêche pas aujourd’hui l’hôte de l’Élysée de revoir progressivement sa politique migratoire au risque de mettre en place une politique de l’ »inhospitalité » (en contrepied à l’éthique de l’hospitalité de Paul Ricœur dont il fut proche), une crainte qu’émettent volontiers ses critiques.