Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Dossier

Certaines personnes sont-elles plus prédisposées à sombrer dans l’addiction ? Réponse affirmative au vu des derniers résultats de recherches mettant en lumière un gène qui joue un rôle primordial dans les assuétudes. Interview d’Alban de Kerchove d’Exaerde, directeur de recherche FNRS au laboratoire de neurophysiologie de l’ULB.


Il y a quelques mois, vos recherches ont mis en lumière les mécanismes d’assuétudes. Existe-t-il un gène de l’addiction ?
Dans le cadre de nos recherches, on a découvert que lorsque l’on désactivait un gène chez la souris, on supprimait tout effet de la drogue. Il faut savoir que toutes les drogues qui induisent une addiction – que ce soit l’alcool, le cannabis, les psychostimulants, la cocaïne, les opioïdes ou les benzodiazépines – ont, par des mécanismes qui ne sont pas les mêmes, un effet commun : à savoir d’augmenter la concentration en dopamine, ce fameux neurotransmetteur qu’on appelle trop souvent à tort « neurotransmetteur du plaisir ». Il s’agit plutôt du neurotransmetteur du renforcement ou de la facilitation du mouvement, en l’occurrence. Les parkinsoniens ont par exemple un déficit de dopamine, alors que chez les dépendants aux drogues, on note un excès de dopamine. On a montré que lorsqu’on supprimait ce gène et qu’on faisait une injection de cocaïne, la libération de dopamine était altérée. Notre hypothèse de travail fut donc de dire que cela se jouait sur le système dopaminergique. Ensuite, nous avons voulu voir dans quelle population de neurones cela pouvait avoir un impact. Ce sont les neurones qui reçoivent la dopamine, dans une région importante pour la dépendance aux drogues, qu’on appelle le nucleus accumbens (NAc) ou le striatum ventral, qui est un acteur majeur dans le système de la récompense. C’est là que ça va se jouer. De plus, le NAc reçoit aussi des projections importantes venant du cortex préfrontal. C’est cette région qui nous sert quotidiennement pour planifier, organiser nos comportements. C’est une région qui, chez les drogués, est par exemple clairement altérée. On parle d’hypofrontalité. Nous avons montré que c’est dans ces neurones du cortex préfrontal que notre gène jouait un rôle important, en influençant la libération de dopamine dans le nucleus accumbens.

C’est très troublant comme découverte, que ce soit précisément cette zone du cerveau, c’est-à-dire le centre des décisions, de la volonté en quelque sorte, qui entre en ligne de compte par rapport aux addictions.
On ne s’y attendait pas, on savait que le cortex préfrontal envoyait des connexions vers les neurones dopaminergiques et vers le nucleus accumbens. Mais on a aussi vu qu’il y avait une autre région de neurones en provenance de l’amygdale qui interagit. Cette structure est très importante par rapport à tout ce qui concerne le conditionnement à la peur, ainsi que dans l’appréciation de stimuli jugés comme positif ou négatif. C’est de l’ordre de l’évaluation. Les gènes qui ont un effet aussi massif sur la dépendance aux drogues ne sont pas nombreux. Il y a le transporteur de la dopamine, mais aussi un récepteur glutamatergique.

Qui porte le nom un peu barbare de mGluR5. Le processus de dépendance est aussi lié au glutamate, alors ?
En fait, c’est le neurotransmetteur excitateur le plus important au niveau du cerveau, c’est-à-dire toute la circuiterie excitatrice. Il s’agit par exemple des mécanismes de mémorisation explicite ou épisodique, le fait que si je vous dis « maman », vous avez une image très précise qui arrive en tête : tout cela se passe au niveau de l’hippocampe, grâce à la neurotransmission glutaminergique principalement.

Suite à ces découvertes, peut-on finalement affirmer que certaines personnes sont plus prédisposées génétiquement à l’addiction ?
C’est sûr. Il est évident qu’il y a une composante génétique, si on donne un accès libre à la cocaïne, par exemple, tout le monde ne va pas devenir dépendant. Le gène que l’on a trouvé est important. À présent, nous aimerions savoir si les gens qui sont résilients à la drogue ont effectivement ce gène altéré ou moins exprimé. Mais le côté environnemental est très important également. Prenons l’exemple des souris. Vous séparez des souriceaux de leur mère et vous les mettez en présence d’une mère artificielle qui a du lait. Si l’on observe ensuite les souriceaux qui ont été séparés de leur mère de ceux qui ne l’ont pas été, et qui sont génétiquement identiques, on remarque que les premiers comportent plus de risques de dépendance et d’impulsivité. On a démontré que cela se passe au niveau de l’expression du récepteur à la dopamine. Cela montre que même l’expression de ce gène dépend des conditions environnementales. Nous sommes la résultante de ce qu’on a reçu génétiquement et de notre environnement.

illu-addiction-genetique

C’est là encore très troublant. Cela signifie qu’il y aurait un déterminisme qui se jouerait durant la petite enfance ? Parle-t-on d’épigénétique, autrement dit d’une adaptation des gènes à leur environnement ?
On ne peut pas l’exclure, en tout cas. Ces choses-là rentrent en ligne de compte, bien sûr. En gros, on ne touche plus à la séquence génomique, mais bien à l’expression de gènes. Certaines protéines viennent diminuer l’accès à des régions du génome. Dans ce cas, on ne joue plus sur la séquence de l’ADN, mais sur l’expression ou la répression de zones spécifiques de l’ADN qui font que des gènes vont plus ou moins s’exprimer par la cellule qui va intégrer des stress. Prenons par exemple le conditionnement à la peur. On a montré, chez la souris, que si l’on conditionne une mère à la peur, avec une odeur particulière, le souriceau qui n’a jamais été lui-même traumatisé le sera au contact de cette odeur. On pourrait imaginer que c’est la mère qui a fourni cette information, par son comportement, au souriceau. Mais le résultat est identique par procréation assistée. Il y a donc une information qui se code et qui amène cette information dans la descendance. La régulation des gènes se transmet. C’est un phénomène épigénétique et pas génétique.

Cela signifie-t-il dès lors que rien n’est figé, dans le bon comme dans le mauvais sens, finalement ?
On a une espèce de degré de liberté sur lequel on peut agir. C’est pour ça que les psychothérapies fonctionnent dans certains cas. On a démontré par imagerie cérébrale que la psychothérapie, dans le cadre de la dépression, améliorait les déficits observés. Il existe des psychothérapies comportementales qui ont des succès dans l’addiction, bien sûr. Mais il ne faut pas oublier que l’addiction est une maladie chronique et il n’y a malheureusement pas de compromis. Le fait de reprendre une cigarette pour un tabaco-dépendant suffit à réenclencher le cycle de l’addiction, parce qu’il faut réaliser que la région du cerveau qui est impliquée dans l’addiction est la même que celle impliquée dans tous les apprentissages moteurs ou la mémoire procédurale. Le codage de cette information est extrêmement robuste et solide. C’est pour cela que si l’on devient addict à quelque chose, quelle que soit la substance, c’est vraiment difficile d’ »effacer » cette assuétude. En fait, nous sommes « piégés » par notre cerveau et son dysfonctionnement, c’est donc une maladie à part entière.

Vous affirmez aussi que la réponse aux différentes drogues n’est pas la même. Qu’est-ce qui change ?
L’alcool, le cannabis et les opioïdes agissent sur des neurones inhibiteurs, agissant sur les neurones dopaminergiques. Ils ont pour effet d’inhiber les neurones. Ce que font le cannabis et les opioïdes, c’est qu’ils inhibent ces neurones inhibiteurs. C’est-à-dire que l’on freine le frein. Celui-ci marche moins fort, donc les neurones dopaminergiques sont plus stimulés et ils relâchent de la dopamine. Idem pour l’alcool. D’où l’augmentation de libération de dopamine dans le nucleus accumbens.

Les addictions au sport, au sexe, au shopping, relèvent-elles des mêmes mécanismes ?
Sûrement, parce qu’il y a un côté compulsif. Le sexe, en effet, c’est une récompense, donc ça joue sur le système dopaminergique. Le fait de consommer par exemple du sucre, c’est ce qu’on appelle une récompense primaire. Le système de la récompense, à quoi sert-il ? À apprendre, c’est extrêmement efficace et c’est absolument indispensable à notre survie : il nous apprend à manger, à respirer, à boire, à nous reproduire et à interagir socialement. Il faut qu’on apprenne, donc il faut qu’il y ait un certain nombre de récompenses codées dans notre machine de départ pour ensuite avoir des récompenses secondaires. Je reprends l’exemple de la dépendance à la nourriture ou au sucré, il y a effectivement certains troubles alimentaires qui sont de type addictif parce que le système dopaminergique et du renforcement, qui est sous contrôle, est perturbé. Avec le sexe, c’est la même chose ; l’excitation du jeu aussi.

Est-ce que cette excitation, ce renforcement, peut aussi être d’ordre purement psychologique ?
Je vais donner un autre exemple de renforcement primaire : la symétrie. Pour des raisons de choix sexuels secondaires, nous sommes sensibles à la symétrie. Nous voyons par exemple tout de suite si un cadre n’est pas droit. Ce sont des processus biologiques. Ce genre d’éléments ont été sélectionnés au cours de l’évolution, comme quelque chose d’important. La symétrie nous procure donc une satisfaction. Il y a des tas de choses comme ça, mais aussi certaines qui ne sont pas nécessairement liées aux sens. Prenons l’exemple de la nouveauté, le nouvel iPhone qui sort tous les ans. En soi, c’est un système de renforcement, cela stimule notre système dopaminergique.

Cela pose une vraie question par rapport à notre libre arbitre, mais aussi de savoir comment mieux soigner les addictions ?
On n’est pas égaux par rapport à ce « libre » arbitre. Il y a des fumeurs qui sont tout à fait capables de s’arrêter d’un jour à l’autre, d’autres qui n’y arrivent jamais. Concernant la guérison, imaginez ce que l’on pourrait obtenir en agissant sur les partenaires de ce gène qui sont potentiellement ciblables par une molécule. Le but serait de réussir à rendre cette protéine inactive ou inefficiente chez les patients dépendants.

L’addiction dit-elle quelque chose de notre personnalité ?
C’est trop réducteur comme image. C’est-à-dire qu’il est clair que dans l’alcoolisme ou le tabagisme, il y a une composante génétique évidente, mais aussi environnementale : le fait d’avoir vu son père ou sa mère boire ou fumer est assez vite considéré comme quelque chose de normal. Donc, potentiellement, on va boire ou fumer. Cela transmet une forme d’information sur ce que l’on a reçu, sans doute. Mais sûrement pas sur qui on est, de mon point de vue.

Le renforcement du contrôle des actions par le cortex préfrontal en vue d’induire un changement de comportement constitue-t-il une piste pour se départir d’une addiction ?
Cela permet d’avoir un contrôle sur les conséquences de nos actes et donc une inhibition de l’impulsivité. Mais l’une des caractéristiques du drogué, c’est qu’il souffre souvent d’hypofrontalité. Son système de décision a été altéré, donc il va maximiser son plaisir immédiat, par rapport aux conséquences à plus long terme. Un test à effectuer : si vous demandez à un hypofrontal « est-ce que tu veux 10 euros tout de suite ou 100 euros dans une semaine ? », il va prendre les 10 euros tout de suite pour maximiser son plaisir immédiat, alors qu’il aurait eu dix fois plus s’il s’était donné la peine d’attendre une semaine. Clairement, la prise de décision est un facteur central de la dépendance aux drogues. En anglais, on dit poor decision making, des prises de décisions « pauvres ».
C’est assez terrible comme constat, socialement, sociétalement, même !
Bien sûr ! C’est pour ça que j’insiste : mettre des drogués en prison, c’est un non-sens absolu. C’est même une honte pour notre société. Je pense qu’il est très important que l’on arrête de considérer les drogués comme des criminels. Ils le sont parce qu’ils sont prêts à tout pour satisfaire leur addiction. Mais avant ça, ils sont malades. Et ils prennent de très mauvaises décisions, qui peuvent aller jusqu’au banditisme, aussi parce que leur cortex préfrontal est altéré. Mais une personne dépendante devrait aller à l’hôpital, pas en prison.