Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Regarder ses privilèges dans le blanc des yeux


Libres ensemble

La discussion autour des « privilèges blancs », ces avantages liés au fait d’avoir la couleur de peau blanche, s’institutionnalise dans le cadre de la lutte contre les discriminations. Une confrontation avec la réalité jugée nécessaire pour aborder honnêtement le racisme en tant que système, pas toujours évidente à appréhender pour les principaux concernés.

Il n’aura peut-être pas échappé aux observateurs de l’actualité hollywoodienne que de plus en plus de personnalités blanches évoluant au sein de l’industrie culturelle anglo-saxonne semblent tenter d’ouvrir publiquement la discussion autour de leurs « privilèges ». Ainsi, l’actrice Emma Watson, réagissant à la lecture du best-seller Le Racisme est un problème de Blancs de la journaliste britannique Reni Eddo-Lodge, écrivait récemment un billet à ce sujet sur le site anglophone Goodreads en se posant notamment la question : « Quelles sont les manières dont je profite du fait d’être blanche ? » Lors d’une remise de prix en septembre dernier, sa consœur Anne Hathaway en appelait pour sa part à la déconstruction du mythe selon lequel « toutes les races [orbitent] autour de la blanchité… ». En 2016, déjà, le rappeur – tout aussi blanc – Macklemore faisait son examen de conscience dans White Privileges II, un morceau s’interrogeant sur le rôle joué par les Blancs se voulant solidaires du mouvement afro-américain Black Lives Matter.

Longtemps cantonnée aux sphères militantes et au champ de ce qu’on appelle en sciences sociales les whiteness studies1, la question des « privilèges blancs » semble ainsi se frayer un chemin dans les espaces de discussions mainstream.

Du sparadrap au visa

« Privilèges blancs » ? Né aux États-Unis, l’usage de ce concept qui vise à poser la question du racisme non plus sous l’angle de ses victimes mais du groupe qui en est le principal responsable reste encore peu répandu chez nous – bien qu’il le soit suffisamment pour susciter quelques contre-attaques crispées dans les colonnes de certains médias francophones. « On connaît plus largement la question des privilèges, notamment dans le champ féministe, sur le plan des privilèges masculins. Mais les privilèges blancs, notamment dans le champ des études francophones, est nettement moins abordé », relève la socio-anthropologue et militante afro-féministe Yvoire de Rosen, qui animait en octobre dernier une masterclass intitulée « Explorons les privilèges blancs », organisée dans le cadre du Festival des Libertés.

Businessman using digital tabletLe privilège blanc ? Un ensemble d’avantages, de prérogatives, de bénéfices et de choix immérités et indiscutables conférés à des individus du seul fait de leur couleur. © Frédéric Cirou/AltoPress/PhotoAlto

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Pour circonscrire le concept, la chercheuse étatsunienne Peggy McIntosh, dont l’article « Privilège blanc, déballer le sac à dos invisible » a contribué dans les années 1980 à institutionnaliser l’usage du terme dans le champ académique, parle de « l’ensemble d’avantages, de prérogatives, de bénéfices et de choix immérités et indiscutables conférés à des individus du seul fait de leur couleur », et dont les bénéficiaires ont rarement conscience.

Ce dernier aspect est important : « Souvent, quand j’interviens sur ces questions, des personnes blanches me demandent si elles ont un privilège et ce que cela signifie concrètement », constate Yvoire De Rosen, qui s’attache au gré de ses interventions sur le sujet à illustrer les « privilèges blancs » à l’aide d’exemples concrets. Cela va de la possibilité de se procurer des produits développés sur le principe que la « norme est blanche » –  comme l’illustre le fameux exemple du pansement, pensé uniquement pour se fondre sur une peau… de couleur blanche – au fait de jouir pleinement de droits supposés être universels. « Le fait d’avoir un privilège blanc va, par exemple, aussi impacter sur la capacité à se déplacer », relève la socio-anthropologue. Ainsi, une personne blanche va a priori jouir sans entrave de sa capacité à voyager en tant qu’ »expatrié » ou « touriste », tandis qu’une personne non blanche encourt le risque d’être suspectée de poursuivre d’autres intérêts, comme en témoigne l’exemple récemment relayé dans Le Parisien de ces descendants de tirailleurs burkinabés, pourtant invités par une municipalité française à célébrer le centenaire de l’Armistice, qui se sont vu refuser leur visa pour la France sous prétexte d’un « risque migratoire évident ».

Un dernier exemple pour la route ? Pour Yvoire De Rosen, les personnes blanches auraient le privilège de voir des personnes de leur couleur de peau représentées dans des fonctions valorisées et visibilisées au sein de la société. Afin d’illustrer son propos, l’oratrice propose durant sa conférence à chaque membre de l’assemblée de sonder sa mémoire et de s’interroger sur la couleur de peau (blanche, ou non blanche) de son premier médecin et de son ou sa premier/ère instituteur/trice, avant de faire les comptes. Inscrit sur un tableau, le résultat n’a certes pas l’ambition d’être représentatif de la situation à l’échelle de la société, mais tend malgré tout à mettre en lumière le fait que les personnes qui ont constitué nos premiers référents pour ces rôles jugés positivement dans notre société sont majoritairement blanches de peau.

Racisme structurel

Le phénomène n’est pas forcément lié au degré de qualification des personnes non blanches, comme tend à le démontrer cette statistique mise en avant par la Fondation Roi Baudouin dans son étude « Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais », publiée en 2017 : le fait que 60 % des Belges afro-descendants sont diplômés mais que ces derniers sont aussi quatre fois plus susceptibles de se retrouver au chômage que le Belge moyen corrobore ainsi la thèse d’un racisme structurel influant sur l’accès à l’emploi des personnes non blanches, et qui plus est aux emplois les plus valorisés. Le tout au profit de personnes privilégiées.

La méritocratie à l’épreuve

Pour entamer une déconstruction sérieuse du racisme en tant que système de domination, il faudrait donc, pour les défenseurs de cette approche, que les personnes blanches commencent à prendre conscience de leurs privilèges. Or, ce n’est pas chose aisée : « En prendre conscience, c’est accepter quelque part que l’on retire des bénéfices de quelque chose qui est ultra-condamnable moralement. Cela nous met dans un inconfort total », relève Nicolas Rousseau, chargé d’études et d’animation au sein de l’ASBL BePax, et qui travaille actuellement sur la perception du racisme chez les personnes blanches actives dans le domaine de l’interculturalité. Non seulement parce que l’idée qu’il existe des privilèges blancs invalide celle selon laquelle nous vivons dans une méritocratie égalitaire où tout le monde aurait les mêmes chances, mais aussi parce qu’elle force les Blancs à se reconnaître en tant que membre d’un groupe ethno-racial occupant une position à la fois dominante et productrice d’oppression vis-à-vis d’autres groupes. Et cela est d’autant plus difficile « qu’en Belgique francophone, nous sommes très influencés par le côté républicain français et sa vision color-blind (le fait de dire “que l’on ne voit pas la couleur de peau de l’autre”, ndla), qui fait que l’on est très mal à l’aise de parler de races (pas en tant que différenciation biologique mais en tant que construction sociale, ndla) », relève Nicolas Rousseau.

Une personne blanche va a priori jouir sans entrave de sa capacité à voyager en tant qu’« expatrié » ou « touriste », tandis qu’une personne non blanche encourt le risque d’être suspectée de poursuivre d’autres intérêts.

On s’en doute, un tel discours ne fait pas forcément l’unanimité partout. Alors que d’une part se développe en toile de fond un contre-discours sur un présumé « racisme anti-Blancs » – que ceux qui étudient les discriminations d’un point de vue systémique ne cessent pourtant d’invalider – et sur la « culpabilisation des Blancs », des voix se réclamant de l’antiracisme estiment quant à elles qu’appréhender les discriminations sous l’angle des privilèges blancs, au lieu de tirer les droits de tous vers le haut, risque de produire l’inverse. Sur certains points, « j’ai du mal à envisager le fait que “faire monter” les discriminés pour essayer d’effacer l’asymétrie actuelle ne s’accompagne pas par une réduction des privilèges de l’autre côté », rétorque Nicolas Rousseau face à cet argument. Il considère cela comme un mal nécessaire, notamment dans le domaine associatif où il relève que la plupart des structures financées sont majoritairement blanches : « Quand on veut financer des associations minorisées, l’enveloppe est fermée. Donc si on veut de l’argent pour les associations racisées, il faudra nécessairement moins d’argent de l’autre côté. »

 


1 Les études de la « blanchité », qui étudient le blanc en tant que couleur de peau parmi les autres, là où celle-ci tend à être considérée comme « universelle » en Occident.