Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

L’art brut n’échappe pas à la loi qui veut que les femmes soient, dans l’histoire de l’art, moins représentées mais aussi moins montrées, moins cotées, moins vendues. Est-ce parce que leurs œuvres exposent, comme autant de plaies ouvertes, les bonheurs contrariés des identités féminines ?


« Ce n’est pas une affirmation, l’in­ti­tulé d’un programme, le résumé d’un contenu. C’est une question. « Les femmes dans l’art brut ? » Comme on dirait : Les femmes dans la magistrature ? Les femmes dans la médecine ? Les femmes à l’université ? Les femmes dans les conseils d’administration ? Les femmes dans l’armée ? La Guerre n’a pas un visage de femme : titre d’un livre de Svetlana Alexievitch. L’art n’a pas un visage de femme » : c’est en ces mots que la romancière belge Caroline Lamarche commente, dans le beau texte du catalogue, l’intitulé en forme d’interrogation de cette exposition : « Les femmes dans l’art brut ? »

Organisée par le musée bruxellois Art & Marges – qui a la particularité d’avoir toujours été dirigé par des femmes, depuis Françoise Henrion, sa fondatrice en 1983, jusqu’à Coline de Reymaeker aujourd’hui –, celle-ci accueille une grande partie de la collection de l’Autrichienne Hannah Rieger. « À un moment donné, j’ai pris conscience du fait que des collectionneuses indépendantes d’art brut sont rares. Plus rares encore sont les femmes qui achètent de l’art de femmes artistes. Et dans le monde entier, les artistes femmes d’art brut sont minoritaires », explique-t-elle dans le catalogue.

Regardées regardantes

Concept développé au milieu du XXe siècle par le peintre français Jean Dubuffet, qui s’était mis à collectionner des œuvres de patients psychiatriques dont il admirait l’authenticité et le caractère nécessaire, l’art brut semble n’avoir en rien échappé aux lois de la domination masculine. « Non seulement les femmes sont sous-représentées dans l’art brut mais, comme ailleurs dans l’art, elles se vendent aussi moins et moins cher », explique Thibault Leonardis, responsable de collection au musée Art & Marges.

Femmes/artistes/artistes d’art brut : nous sommes ici, comme l’écrit Hannah Rieger, chez les « marginales parmi les marginaux ». Le musée bruxellois a d’ailleurs fait le choix d’exposer à la fois des pièces de ces artistes femmes mais aussi des œuvres d’artistes d’art brut masculins dont la femme est le sujet. « C’est un choix qui a fait largement débat en interne », confie Thibault Leonardis. Là où certains verraient dans ce parti pris une impossibilité pour les femmes d’échapper au regard – volontiers érotisant – de l’artiste homme, il semble aussi légitime de lire dans cette double approche un jeu de miroirs fécond.

Explorations des mondes féminins

Entre l’infiltration des femmes dans les imaginaires masculins et la manière dont les artistes féminines se montrent capables de subvertir – avec tragique, complaisance ou ironie – les images figées de leur genre, ce sont autant de possibilités d’explorations esthétiques qui émergent. L’univers de la Suisse Aloïse Corbaz, figure centrale de l’art brut qui commença à créer peu après son admission, en 1918, à l’asile de Cery-sur-Lausanne, se distingue ainsi par la place accordée aux personnages princiers et aux figures politiques comme Napoléon Bonaparte, Marie-Antoinette ou la reine Élisabeth. Anna Zemánková, artiste tchèque proche des créateurs spirites par sa conviction de traduire sur la toile des ondes magnétiques échappant au monde de la représentation, touche par ses motifs végétaux et ses fleurs vénéneuses. La Chinoise Guo Fengyi, qui se dit inspirée par Bouddha, ne cesse quant à elle de travailler le corps, la courbe, les formes oblongues – avec une délicatesse de dentellière. « Dans la majorité de ces productions, on retrouve le thème du corps et de la maternité mais aussi celui de l’enfance et du mariage, non comme institution mais plutôt comme symbolique de l’union », commente encore Thibault Leonardis. Comme si les œuvres, par-delà leur singularité, ne se détachaient jamais de la conscience, tantôt douloureuse, tantôt exaltée, de ces destins conjoints : être femme, être exclue, être artiste.