Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Chrétiens d’Orient : entre cœur et raison


Libres ensemble

Lieu de cristallisation de tous les conflits, l’Orient fascine en ce qu’il nourrit notre imaginaire occidental. Berceau de notre civilisation, riche d’une diversité de cultures où musulmans, juifs et chrétiens ont longtemps cohabité, il pourrait se faire exemple de tolérance. Mais le contexte politique ne va pas dans ce sens et la survie des communautés chrétiennes y est de plus en plus précaire. Un ouvrage qui rassemble témoignages, analyses et photos magnifiques en dresse le portrait.


Les chrétiens d’Orient ont une longue histoire derrière eux, qui remonte aux origines mêmes de la chrétienté. Après la rupture entre Rome et Byzance, deux courants se sont développés, l’un sous l’autorité des papes, et l’autre, du côté oriental, sous celle de Byzance, qui deviendra Constantinople. Les particularités de dogmes, de cultures et de croyances continuèrent à se développer du côté oriental donnant naissance à une mosaïque de cultes : églises copte, arménienne, chaldéenne, maronite, sans oublier les différents rites syriaques. Une grande variété de communautés se développe dont certaines se réclament de l’influence de la culture grecque. Chez les coptes, c’est la filiation à l’Égypte antique qui est évoquée. Dans tous les cas, la présence des communautés chrétiennes en Orient est antérieure à l’islam, né au début du VIIe siècle. Mais au début du XXe siècle, la communauté chrétienne ne représente plus qu’un quart de la population d’Orient. Et aujourd’hui, elle n’en constitue plus que quelques pour cent et est en danger. Les récents événements politiques, depuis les années 1970, la guerre au Liban, puis en Irak et plus récemment la guerre en Syrie, et la prise d’Alep par les soldats de Daesh, sont autant d’événements qui mettent les communautés chrétiennes en péril. Avec souvent nulle autre issue que l’exil.

The most important site of the Church of the Holy Sepulchre is the Aedicule (Holy Grave, Grave Chapel), the supposed location of Jesus' grave and the 14th statio of the Via Dolorosa, that is visited by thousands of pilgrims and tourists daily, in Jerusalem, Israel, 12 September 2013. The Via Dolorosa (Way of Suffering) is a street in the old town of Jerusalem named after the path Jesus of Nazareth walked to his crucification. Jesus carried the cross, on which he later died via that road from the Antonia Fortress, then seat of Pilate, to Golgotha, the place where his grave is supposedly located. Above this place, the Church of the Holy Sepulchre was later built. The path led Jesus via 14 stations that are often visited by modern pilgrims walking through the old town. Photo: Matthias Tödt

Le Saint-Sépulcre, à Jérusalem, abriterait le tombeau du Christ. Un haut lieu de pélerinage pour les chrétiens, en terre d’Orient. © Dpa Picture-Alliance/AFP

L’école du vivre ensemble

Marie Thibaut de Maisières, l’une des initiatrices de l’ouvrage, a rejoint le Comité des chrétiens d’Orient lorsque Alep est devenue théâtre de guerre en Syrie. « J’avais un lien particulier avec cette ville », explique-t-elle. « Mon mari a été recueilli là-bas à l’époque où ça a été si dur pour les Arméniens, et moi j’ai été bercée dans mon histoire personnelle par Alep. J’ai voulu m’engager à ce moment-là. J’ai alors contacté différentes instances, notamment Simon Najm, le président du Comité de soutien aux chrétiens d’Orient, qui avait un jour réuni tous les prêtres d’Orient en Belgique en leur disant : “En Orient, on se dispute tous entre nous”. Ce qui est vrai, historiquement, les chrétiens ont été horribles entre eux. Ils ont décidé de mettre en place des actions pour aider les chrétiens sur place qui vivaient l’avancée de Daesh. L’objectif était double : sensibiliser à la problématique des chrétiens d’Orient et lever des fonds pour soutenir des projets de terrain, en particulier dans le domaine de l’éducation. Car sans écoles sur place, ceux-ci émigrent immédiatement, mais aussi parce que depuis des générations, les chrétiens scolarisent également les musulmans. C’est ce qui crée le socle de tolérance entre les communautés au Moyen-Orient : le fait qu’énormément de jeunes issus de différentes communautés, qu’elles soient laïques, musulmanes, yézidies soient scolarisés par des prêtres et des nonnes, fait que du coup ceux-ci trouvent tout à fait normal qu’il y ait des chrétiens en terre d’Orient. C’est notre perspective. On ne peut pas imaginer une terre d’où les chrétiens seraient absents. L’islam vivant une crise d’identité qui tend à l’homogénéisation, les musulmans risquent d’être les premières victimes de celle-ci. Et donc maintenir au Moyen-Orient les minorités, c’est faire barrage à l’extrémisme et c’est surtout encourager la tolérance, l’ouverture d’esprit. »

Fragments colorés de réalité

Le parti pris est clair, même si l’ouvrage, abondamment illustré, se veut pluriel : ils sont plusieurs professeurs d’université, spécialistes en théologie, politologues, écrivains, religieux, prêtres, philosophes ou historiens à prêter leur plume pour raconter leur expérience de l’Orient, leurs souvenirs, leur analyse, leur perception, tantôt d’une façon plus personnelle, tantôt d’un point de vue plus historique ou académique. Les textes, classés par ordre alphabétique (d’Alep à Yézidis) se répondent et à leur lecture, on se souvient que le berceau de notre civilisation est en partie là, dans cet au-delà méditerranéen, où l’on revisite l’histoire depuis l’Antiquité, grecque ou égyptienne mais aussi araméenne. Retour au présent, à Alep, Jérusalem, Beyrouth ou Istanbul. Les témoignages se succèdent, on découvre les origines du café, on assiste à un mariage arménien puis on repart en arrière, pour se souvenir combien les chrétiens se sont déchirés entre eux. Sans oublier les incompréhensions de certains musulmans pour qui les chrétiens ne peuvent qu’être les descendants des croisés. Des clichés exacerbés par une montée d’un islam radical et dont le paroxysme est incarné par la barbarie de Daesh. Mais l’ouvrage donne aussi la parole aux femmes. « Sur 43 textes, 17 sont écrits par des femmes », insiste Marie Thibaut de Maisières. Des textes sur les femmes, mais pas seulement. Sur le rôle de l’image dans les églises réformées, sur le mariage, sur les réfugiés de guerre, l’importance de la nourriture dans l’exil…

Les oubliés des médias ?

« Il y a une sorte de tabou par rapport aux chrétiens d’Orient vu du côté européen », estime Marie Thibaut de Maisières. « Je citerai Georges Dallemagne, qui livre un texte sur le sujet dans l’ouvrage : “Longtemps les responsables politiques, les ONG, et les médias européens ont détourné le regard du calvaire des chrétiens d’Orient. Il y avait comme une gêne surprenante face aux harcèlements, aux massacres, aux souffrances dont étaient victimes les chrétiens d’Orient […] Peu d’articles de presse, de rares débats parlementaires, pas d’initiative de l’ONU, aucune campagne d’une association spécialisée dans les droits de l’homme. Dans l’inconscient collectif, l’idée étrange que les chrétiens d’Orient seraient, au moins en partie, les descendants des Croisés, et donc des colons malvenus en terre d’Islam, est largement partagée. Ils ont beau être présents dans cette région depuis les débuts du christianisme, bien avant l’islam, n’avoir jamais commis de violences en tant que groupe religieux, les Européens ont longtemps éprouvé des difficultés à les classer parmi les victimes des tourments du Moyen-Orient.” Une vision propre au député cdH – et qui n’est donc idéologiquement pas neutre. Un éclairage de l’histoire d’une région qui n’en finit pas de susciter la polémique. Le journaliste Jean-Pierre Martin, spécialiste du Moyen-Orient, s’attarde aussi à épingler les difficultés vécues par ces communautés, au XXe siècle notamment : “Les chrétiens sont persécutés de longue date en Orient. Et ici, on n’a pas vu ces persécutions, qui ne datent pourtant pas de Daesh, mais sont bien plus anciennes : sous le régime de Saddam Hussein, mais aussi après… La Turquie, pendant ce temps, vidait toute sa population chrétienne. En Europe, on n’a pas fait preuve de beaucoup d’empathie. Mais la disparition des chrétiens remonte déjà aux persécutions du début du siècle passé. On parle du génocide des Arméniens, mais pas seulement. Il faut aussi évoquer celui des Syriaques, des Araméens qui vivaient dans cette partie d’Anatolie turque et qui ont été poussés dans cet exode en Syrie, et qui en ont été chassés entre 1923 et 1924 pour se retrouver dans des pogroms en 1933 au Kurdistan et revenir ensuite en Syrie dans des communautés du côté d’Alep. Dans la déclaration du parti Baas, qui servait de fondement théorique aux régimes syrien et irakien, mais aussi à l’ensemble des mouvements nationalistes arabes, il est écrit en toutes lettres que les Arabes sont musulmans. Et dès lors, il est clair que les chrétiens ne pouvaient vivre qu’en état de marginalisation.” Comme le conclut Simon Najm : “Chaque fois que la religion a pris le devant sur la citoyenneté, c’était la persécution des chrétiens.”«  D’une certaine manière, nous pouvons rejoindre ce constat : l’État se doit d’être le garant de tous les citoyens, croyants ou non. Une vision forcément plus difficile à appliquer dans une région où le religieux est omniprésent.