Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Même si on en parle uniquement lors d’attentats, l’Afghanistan demeure une zone d’instabilité aiguë, située au cœur d’une région aux multiples enjeux géostratégiques. Des décennies de guerre et d’occupations diverses plus tard, les talibans sont toujours là. Se mettre à table avec eux et négocier constitue une piste à explorer pour sortir de l’impasse. Mais qui en a vraiment envie ? Et dans quel but ?

Après 40 ans de conflit et 17 interventions internationales, un coût se situant au-delà du trillion de dollars, le bilan demeure mitigé. Le pays est toujours en proie au conflit, les talibans ayant, depuis 2005-2006, renforcé leur position dans le pays. Pourvoyeurs tour à tour d’insécurité puis de sécurité, les talibans patientent, attendant le retrait des troupes internationales pour asseoir à nouveau leur domination sur la scène sociopolitique afghane.

Depuis 2016, le Pentagone admet que le conflit est dans une impasse, les progrès vers la réconciliation minimes et insuffisants dans le climat actuel du pays. Les canaux de dialogue ne sont pas fermés pour autant, et les acteurs internationaux admettent aujourd’hui que l’issue du conflit ne pourra pas se faire sans que les talibans soient à la table des négociations. Négocier avec eux semblerait être une bien piètre sortie de conflit, une non-victoire. L’idéologie talibane, ultraconservatrice, s’ancre dans le « déobandisme », influencé par le wahhabisme saoudien. Deux idéologies qui n’admettent pas la possibilité de démocratie et ne sont que peu préoccupées par les droits de l’homme. Il n’en demeure pas moins que les forces talibanes ont aujourd’hui une capacité de nuisance telle qu’ils sont un acteur incontournable pour rétablir la stabilité dans le pays. Par ailleurs, les derniers rapports sur l’état de l’insurrection1 indiquent que l’influence des talibans ou leur contrôle direct s’étend à ce jour sur environ 12 % du territoire afghan. Le gouvernement contrôlant ou influençant quant à lui environ 55 % du territoire et 65 % de la population. Alors que 30 % de la superficie du pays se situe dans une zone « contestée », c’est-à-dire contrôlée ni par le gouvernement ni par les talibans.

Négociations multilatérales

En 2009, des premières pistes de négociation avec les talibans avaient été lancées. Depuis lors, ces négociations de paix connaissent des hauts et des bas et n’ont pas permis d’aboutir à un accord fixe. Elles semblent pourtant bien être la seule voie de sortie possible, la stabilité du pays nécessitant une compréhension et un accord de fond entre le gouvernement afghan, les talibans, les États-Unis, les puissances régionales (au premier rang desquelles le Pakistan, incontournable, la Chine et l’Inde) et les alliés de l’OTAN. L’accord est toutefois bien difficile à trouver, les trois premiers étant en désaccord sur des questions centrales, à savoir la reconnaissance du gouvernement actuel en Afghanistan, mené par Ashraf Ghani (président) et Abdullah Abdullah (chef de l’exécutif), et la (non)présence des forces internationales dans le pays. Les talibans ne reconnaissent pas la légitimité du premier et insistent sur le fait que le processus de réconciliation doit inclure le retrait complet des troupes internationales du pays. La position des parties en face étant opposées, trouver un dénominateur commun constitue un travail de longue haleine.
Pakistani earthquake survivors queue for relief aid a distribution center in the quake-hit Shangla district of Khyber Pakhtunkhwa province on October 30, 2015. The powerful 7.5-magnitude earthquake that struck on October 26 ripped across Afghanistan and Pakistan, killing nearly 390 people and levelling thousands of homes, forcing many to camp out in the open. AFP PHOTO / SAJJAD QAYYUM (Photo by SAJJAD QAYYUM / AFP)

Discuter avec les talibans pour apaiser l’Afghanistan ? L’idée est sur la table, mais difficile à admettre pour les défenseurs de la démocratie. © Sajjad QayyumA/AFP

Lutte d’influence

À une situation déjà compliquée s’ajoutent plusieurs autres facteurs d’instabilité. Bien que la scène insurrectionnelle en Afghanistan soit déjà bien occupée par différents groupes islamistes, l’organisation État islamique est parvenue à percer sur le front afghan et offre une alternative aux branches talibanes dissidentes qui se séparent du groupe, soit pour des questions de lutte de pouvoir, soit sur un désaccord dans la question des négociations avec les États-Unis. Ainsi, l’État islamique en Afghanistan, bien qu’encore petit, parvient à s’intégrer dans le tissu conflictuel du pays. Il grossit ainsi les rangs du nombre de mouvements islamistes extrémistes qui agissent sur la scène afghane pour y instaurer une sharia ultraconservatrice. Certains d’entre eux, dont les talibans, bénéficient de soutiens étrangers, en premier lieu desquels un sanctuaire au Pakistan où, depuis l’opération américaine en 2001, le leadership taliban a pu se regrouper, reformer les rangs et planifier les actions à mener en Afghanistan. La politique pakistanaise à l’égard des talibans afghans, conduite par le principe de « se laisser mutuellement tranquille », est donc une seconde source d’instabilité. Le Pakistan, en laissant les insurgés afghans (en particulier le réseau Haqqani) utiliser son territoire comme base arrière, alimente l’insécurité, puisque si la frontière n’existe pas pour les insurgés, elle est belle et bien infranchissable pour les forces de sécurité afghanes et internationales, qui n’ont pas d’autres choix que d’attendre que les insurgés reviennent en territoire afghan pour les combattre. À ce titre, la lutte d’influence qui se joue en Afghanistan s’ajoute à ces facteurs d’instabilité, puisqu’Islamabad et New Delhi sont toutes deux déterminées à éviter que l’autre ne gagne trop de terrain sur la scène afghane.

Pauvre pays riche

Autre facteur d’instabilité : l’Afghanistan attire de plus en plus l’attention sur la richesse de ses sols. Bien que nous n’ayons pas encore d’estimation exacte, on estime que les ressources inexploitées en minéraux atteindraient entre un et trois trillions de dollars2, incluant du cuivre, de l’or, des terres rares, des minerais de fer, de l’argent, du mercure, du lithium, de l’aluminium, ou encore du zinc. Autant de richesses qui, bien exploitées et gérées de manière durable et juste, pourraient apporter un boom à l’économie afghane, aujourd’hui sous perfusion de l’aide extérieure. Malheureusement, comme l’histoire nous l’apprend, les terres riches en ressources ne sont pas les mieux loties. Que du contraire, la richesse d’un État peut attiser des convoitises et attirer des acteurs peu scrupuleux et peu soucieux de la stabilité du pays hôte. Au regard des nouveaux acteurs3 qui s’intéressent déjà à cette dimension de l’Afghanistan, le pays risque de connaître bien des remous à court et moyen terme.

Un terrain de jeux géostratégique

Pour les générations actuelles, l’Afghanistan peut apparaître comme un pays ancré dans le conflit, en retard de développement, ultraconservateur, peu préoccupé du sort de sa population. Pourtant, si l’on remonte aux années 1960-1970, l’Afghanistan était un pays ouvert, en voie de développement, avec une population active et dynamique. Bien que les débuts d’instabilité apparaissent plus tôt, l’arrivée de l’armée rouge en 1979 marque le début de dynamiques dont les conséquences sont encore prégnantes dans le pays. L’Afghanistan devient alors l’un des conflits qui opposent Américains et Soviétiques par procuration. Alors que l’invasion soviétique avance, Washington, secondé notamment par Riyad, Islamabad, Londres et Pékin, soutient de manière active les forces s’opposant à l’invasion, en les finançant et en leur fournissant du matériel militaire – aide relayée par le Pakistan, qui organise et assiste les forces d’insurrection. Au cours de cette guerre, qui durera jusqu’en 1989, deux phénomènes de première importance vont avoir lieu. Tout d’abord, l’appel à la défense de la population musulmane par les mollahs afghans (appel au djihad, ici dans son sens collectif et défensif) : il s’ensuit une arrivée importante de combattants étrangers – parmi lesquels Ben Laden – qui vont rejoindre les forces de l’insurrection antisoviétique. L’aide américaine transitant plus spécifiquement par la CIA, l’on retrouve ici l’origine de la théorie selon laquelle la CIA aurait financé et entraîné Al-Qaeda, qui ne sera formé en fait qu’après. La migration massive, ensuite : les Soviétiques arrivant par le nord du pays, provoque une vague d’immigration vers le sud, déracinant des millions de personnes. Plus d’un million fuient au Pakistan, qui organise l’aide et la vie dans des camps de réfugiés. Fait d’importance, l’Arabie saoudite finance notamment la construction d’écoles coraniques – madrasas – et de mosquées, exportant en même temps son Islam wahhabite. Alors que l’armée rouge se retire du pays en février 1989, celui-ci s’enfonce dans une guerre civile sur fond de conflits ethniques et tribaux.

Les talibans afghans naissent de dynamiques sociopolitiques conflictuelles, de véritables orphelins de la guerre n’ayant jamais connu leur pays en situation de paix interne et/ou externe.

L’enjeu sécuritaire

Les talibans font leur entrée sur la scène afghane dans cette situation d’insécurité chronique4, pourvoyeurs de sécurité avec un message centré sur l’islam faisant écho au sein de la quasi-totalité de la population5. Les talibans afghans naissent de ces dynamiques sociopolitiques conflictuelles, de véritables orphelins de la guerre n’ayant jamais connu leur pays en situation de paix interne et/ou externe. Lorsque l’opération américaine Enduring Freedom commence le 7 octobre 2001, il ne faudra que deux mois pour que les talibans se réfugient au Pakistan voisin. S’ensuivent 13 années d’opérations civilo-militaires ; l’opération américaine se déroule en parallèle de la Force internationale d’assistance à la sécurité, mandatée par l’ONU et commandée par l’OTAN à partir de 2003, avec l’objectif « d’aider le gouvernement afghan à assurer efficacement la sécurité dans tout le pays et de mettre en place de nouvelles forces de sécurité pour faire en sorte que l’Afghanistan ne redevienne plus jamais un sanctuaire pour les terroristes »6. En 2014, les deux opérations se terminent, et la FIAS laisse la place à l’opération non combattante Resolute Support, visant à la formation, au conseil et à l’assistance des forces et institutions de sécurité afghanes7, la responsabilité de la sécurité dans le pays étant depuis décembre 2014 entre les mains de ces institutions.

 


1 Rapport trimestriel au Congrès des États-Unis de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR), octobre 2018.
2 Estimation de l’Institut d’études géologiques des États-Unis en 2010.
3 Erik Prince, fondateur de la compagnie militaire privée Balckwater et frère de la secrétaire à l’Éducation de l’administration Trump Betsy DeVos, aurait déjà approché des acteurs nationaux pour s’assurer un accès à certaines de ces ressources.
4 Au plus fort de son influence, le gouvernement taliban gouverne 9/10 du territoire, environ 10 % restant entre les mains de l’Alliance du Nord. L’Émirat islamique d’Afghanistan ne sera reconnu que par trois pays : Pakistan, Arabie saoudite et EAU. Cet isolement international est d’ailleurs l’une des causes de l’alliance entre talibans afghans et Al-Qaeda.
5 Près de 99 % (est.) de la population afghane est musulmane, 90 % d’entre eux sunnites.
6 Site officiel de l’OTAN, « La mission de la FIAS en Afghanistan (2001-2014) ».
7 Site officiel de l’OTAN, « L’OTAN et l’Afghanistan ».