Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Corps de classes, corps qui classent


Dossier

Comment prend-on conscience de l’« anormalité de son corps » ? Comment dénaturaliser l’incorporation d’un habitus ? Les hiérarchies sociales reposent-elles aussi sur une distinction des corps ? Que signifie se réapproprier son corps et quelles peuvent en être les implications ?1


2018. Une journée d’avril. Une activité est organisée par un collègue. Il fait chaud dans la salle. Je retire mon pull. Je suis en tee-shirt à manches courtes. Dans l’assistance, une personne, la septantaine, fait remarquer à quel point je suis maigre. Elle trouve judicieux d’établir une comparaison avec une récente sortie de camp de concentration. Une autre participante abonde dans son sens en évoquant sa grand-mère qui aurait sans doute ajouté qu’il me fallait manger en plus grande quantité.

Que sous-tendent ces injonctions ? Elles font référence à une certaine norme en lien avec une « masculinité » dite « hégémonique »2. Un homme, dans ce schéma, est associé à un physique type. Ainsi, les stéréotypes sexués indirectement visés (force, puissance…) par ces interventions contiennent en eux une dimension prescriptive. Par leur formulation, il est sous-entendu qu’« un homme doit ou ne doit pas être… ». Il s’agit de rappeler la norme physique à celui qui n’y correspond pas et de l’enjoindre de s’y conformer. D’avoir le physique de ces caractéristiques stéréotypées, d’une certaine façon.

1996. « Et puis ton papa n’était pas bien épais non plus… Et regarde comme il est devenu grâce à sa carrière ! » Grâce à. Ou malgré. Ou plutôt, à cause de. Parce que, en tant qu’ouvrier, on ne se muscle pas grâce à un travail. On se muscle à cause de lui. À cause de ce qu’on fait subir à son corps : « Le corps ouvrier est un corps marqué. »3

Portrait of young man wearing multi- coloured leggings sitting on studio floor looking away (Photo by Elke Meitzel / Cultura Creative / Cultura Creative via AFP)

Le corps reflète souvent notre classe sociale, notre milieu. Mais parfois, ces stéréotypes peuvent déranger et sont remis en question. © Elke Meitzel/Cultura Creative/AFP

Issu d’une famille dont les figures masculines ont été ou sont toujours, en majorité, des ouvriers, j’ai pu constater dès mon plus jeune âge que les corps masculins qui m’entouraient avaient été « forgés » par le travail et étaient particulièrement musclés. Des figures exemplaires auxquelles j’ai été amené à me comparer tout au long de ma socialisation (familiale). Et ce constat  : le silence de la comparaison est parfois plus pesant que le rappel explicite à la norme pour l’enfant chétif et un peu « intello » que j’étais.

L’habitus ne fait pas le garçon

1999. Vacances d’été. Le voisin chez lequel nous passons prendre l’apéro me surnomme ironiquement « Musclor ». Musclor, nom de l’une des poupées Mattel, est censé détenir « la force toute-puissante » ! J’essaie de rouler des mécaniques. Éclats de rire ! Séance photo. Jouer à « être un garçon ».

Se focaliser sur l’un des éléments associés au fait « d’être un garçon », c’est finalement mettre au jour l’une des composantes de l’habitus que nous cherchons à endosser, à incorporer. C’est aussi souligner le fait que les rôles sociaux, y compris ceux fondés sur le genre, sont des constructions sociales et qu’il est attendu des acteurs sociaux et des actrices sociales qu’ils et elles les intègrent au cours de leur socialisation. La caricature, autant que l’antinomie, suscite alors le rire (pouvant d’ailleurs prendre différentes formes, du « rire avec » au « rire de », en fonction du contexte, du rire « bon enfant » à l’humiliation). Est-ce justement dans l’incorporation imparfaite d’un habitus qu’il est possible de le déceler ? C’est aussi, je pense, lorsqu’une situation nous apparaît comme marginale que la norme est perceptible.

2006. Les week-ends, nous allons « dire bonjour » à la famille. Ce jour-là, nous rendons visite à l’un des frères de papa. Nous nous installons dans le jardin. Mon oncle s’attelle à l’ouverture du parasol. Il tourne une manivelle, mais le système rencontre des ratés. Il s’exclame : « Encore un truc pensé par un ingénieur gratte-papier ! C’est bien beau d’user ses fonds de culotte sur les bancs d’école… »

Les rapports de pouvoir sont multiples et se déploient également à plusieurs niveaux, au sein de groupes a priori « dominants ». Les hommes ouvriers peuvent ainsi, sur certains points, être renvoyés à une « masculinité subordonnée » et être réduits à leurs « seules » capacités manuelles. Ce rapport de domination est alors justifié par la possession d’un capital culturel et symbolique justifiant l’occupation d’un statut social privilégié. Mon oncle critique ici la figure de l’homme intellectuel qui devrait hypothétiquement son statut à son parcours scolaire. Est-ce une façon de rééquilibrer, par le dénigrement d’une figure socialement valorisée, les rapports de classes qu’il a eu à subir par le passé ? Est-ce une façon de déconstruire l’opposition manuels-intellectuels qui justifie ce rapport de domination ?

Se réapproprier son corps

2020. J’ai déposé ma voiture chez l’un de mes oncles mécano. Il me parle de mon arrière-grand-père. De mon grand-père, aussi. Tous deux hommes de gauche. Je repars à vélo. Et je décide, sur le trajet du retour, euphorisé par ces « découvertes », de réduire la « névrose de classe »4 par le mimétisme, par la reproduction d’un modèle corporel appartenant à un « certain milieu ». Celui dit des « manuels ». Celui qui « forge » les corps. En ayant le luxe de le faire par choix. Sans doute l’un des privilèges de l’universitaire que je suis devenu.

Prendre conscience de ses propres déterminismes est la première étape permettant de s’en émanciper. En dépassant la seule « démonstration »5, ma démarche s’inscrit dans une recherche d’épanouissement physique, mais aussi dans une volonté de mobilisation d’un héritage (réel ou fantasmé) de la classe ouvrière. C’est aussi un projet politique  : celui de déconstruire l’opposition manuels-intellectuels qui s’inscrit dans les corps et qui vise à justifier certaines des hiérarchies sociales actuelles.

En conclusion, les masculinités6 ont évolué et, en leur qualité de constructions sociales, évoluent et évolueront encore. L’image du corps aussi a changé. Nous sommes dans une phase historique capitaliste valorisant « l’entrepreneuriat de soi » et avons de plus en plus à répondre à l’injonction de « produire » notre corps. Cela conduit à une rationalisation du corps devenant « corps-projet », voire « corps-objet » en tant qu’objet que l’on maîtrise, sur lequel il est possible de travailler, au sens de Marx. Dans ce contexte, le caractère prescriptif des stéréotypes sexués peut sembler d’autant plus pesant.

Ces injonctions s’inscrivent dans un contexte social particulier, traversé par des rapports de pouvoir et de domination justifiant les hiérarchies actuelles. L’une de ces justifications portant sur l’opposition manuels-intellectuels est, comme d’autres d’ailleurs, arbitraire. Dénaturaliser ce qui relève de la construction sociale est dès lors une nécessité. Déconstruire les stéréotypes associés à la « masculinité hégémonique » devient un projet d’émancipation pour tous… et toutes.


1 Cet article fait suite à un travail réalisé dans le cadre du certificat d’université en genre et sexualité (ULB) suivi en 2020 au CAL de la province de Namur. Il se base sur une expérience subjective, la mienne, et n’a pas ambition à la généralisation.
2 Connell Raewyn, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam, 2014.
3 Thierry Pillon, « Le corps ouvrier au travail », dans Martin Média, no 32, dossier « Travailler », 2014, pp. 151-169.
4 Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Payot & Rivages, Paris, 2016.
5 Jean-Jacques Courtine souligne que la pratique de la musculation peut viser à « montrer, à montrer ce qu’est un homme [ou] en tout cas, ce qu’on imagine qu’un homme pourrait être » dans Camille Juza et Jérôme Momcilovic, Tous musclés : la loi du muscle, web-série documentaire, Arte France, Petit Dragon et Haut et Court TV, 2020.
6 Charlotte Bienaimé, « Un autre homme est possible. Les enjeux de la masculinité aujourd’hui », dans Un podcast à soi, no 8, Arte Radio, 46 minutes, 2 mai 2018.