Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Libres ensemble

Médecin généticien et ancien président de la Ligue nationale contre le cancer, Axel Khan nous a quittés le 6 juillet dernier. Quelques semaines avant son décès, l’humaniste spécialiste des questions éthiques, philosophiques et politiques nous éclairait de son point de vue sur les libertés et sur l’humanité dans son essence. « Sois raisonnable et humain », telle est la leçon de sagesse tenue de son père qu’il nous laisse en héritage.


Ancien croyant, jusqu’à envisager la prêtrise, vous avez perdu la foi. Vous vous dites agnostique, évolutionniste, laïque, mais certainement pas antireligieux. Après Et l’homme dans tout ça ?, dans votre dernier livre, vous vous interrogez : Et le bien dans tout ça ? Quand on parle du bien, peut-on le faire sans dualisme religieux ?

Je crois que l’existence, la possibilité du divin, vient de ce que, pour des raisons anthologiques, toutes les femmes, tous les hommes, tous les Homo sapiens ont la capacité de penser le bien. Sans cette capacité, selon moi, l’humanité n’aurait pas émergé. Et sans humanité, les religions n’auraient pas émergé. L’homme a inventé les religions, le bien est donc antérieur au divin.

French scientist, geneticist and President of the “Ligue Contre le Cancer” (League Against Cancer) Axel Kahn poses in Paris on March 22, 2021. (Photo by JOEL SAGET / AFP)

Axel Khan était médecin généticien et président de la Ligue nationale contre le cancer. Humaniste engagé sur des questions éthiques, philosophiques ou politiques, son dernier ouvrage s’intitule « Et le bien dans tout ça ? ». © Joël Saget/AFP

 

Si l’on met deux bûches séparément dans un feu et qu’elles ne se touchent pas, elles vont rougeoyer, mais elles ne vont pas s’enflammer. C’est l’union de ces deux bûches qui va faire un feu. C’est ainsi que fonctionne l’humain, selon vous ?

L’humain est un être, un produit de l’évolution au cours de laquelle il a été doté de capacités exceptionnelles, qui ne pourront s’épanouir que dans la communion, dans l’échange. Pour que nous, humains, discutions, il y a deux conditions sine qua non : que vous et moi ayons un génome humain, c’est-à-dire des propriétés biologiques humaines, et que nous ayons été dans la communauté humaine. Avoir un génome humain ne suffit pas : si vous et moi avions été des enfants sauvages, si dès la plus tendre enfance nous avions été privés de l’insertion dans une famille, nous n’aurions aucunement développé ces capacités, ce psychisme humain qui nous permet de nous parler. Chacun d’entre nous, pour être soi et pour en prendre conscience, dépend de l’Autre. Et sans cette capacité à penser l’importance et la valeur de l’Autre, l’humanité n’aurait pas émergé.

Vous redéfinissez des mots comme le bien, le mal, la morale, l’éthique. Pourquoi ? Pensez-vous qu’ils sont un peu galvaudés ?

Aujourd’hui, la morale a plutôt mauvaise presse, contrairement à l’éthique, parce qu’elle renvoie avant tout à une morale religieuse, privatrice de libertés, privatrice de la jouissance, à une morale castratrice en quelque sorte, et qui est devenue insupportable dans de nombreuses sphères de la société en dehors de certaines religions. L’éthique peut être considérée comme une morale en action, c’est-à-dire une réflexion sur la vie bonne et sur les valeurs qui la fondent, avec l’obligation d’être capable d’expliciter ces valeurs, sur lesquelles on s’appuie pour faire un choix éthique. Ces principes ne peuvent pas faire l’économie de la notion du bien et du mal, et par conséquent, de l’importance et de la valeur de l’Autre. La science du bien et du mal s’appelle la morale, donc il y a tout de même des liens indissolubles entre l’éthique et la morale. J’ai parlé toute ma vie d’éthique, j’ai fait partie d’un nombre incalculable de comités d’éthique. Maintenant, j’ai l’envie d’aller droit à l’essentiel, à ce qui fonde la réflexion éthique : la notion du bien. Et je le dis dans ce livre : « Osons le bien ! »

Vous dites aussi que la morale est l’ennemie du plaisir, qu’elle a donc été bannie de l’enseignement, mais que rien ne l’a remplacée. Est-ce que l’apprentissage de cette morale dépend de celui du bien et du mal ? Pourquoi n’a-t-elle pas été remplacée et pourquoi faudrait-il la remplacer ?

Le bien, selon moi, c’est la prise en considération de la valeur irréductible de l’Autre et de tout ce qui lui est associé, c’est-à-dire sa protection, son épanouissement, sa santé, sa liberté. Comme nous dépendons tous les uns des autres, je dirais que le mépris ou l’indifférence sont plutôt sur le versant du mal. Il est extrêmement important à l’école, dans l’éducation, non pas d’enseigner un catéchisme, mais en tout cas de faire en sorte que l’éducation permette de prendre conscience de la valeur de l’Autre, dans la totalité de ses réflexions, de ses gestes. Une partie de la violence, une forme du mal élémentaire, est liée à ce que cette référence à la valeur de l’autre n’est plus apparente. Il doit y avoir un éveil citoyen au respect de l’Autre.

Pensez-vous que la laïcité aide à prendre conscience que l’humanité est essentielle dans nos démocraties?

La laïcité est d’abord la forme la plus évidente de l’autonomie. Il s’agit de la non-attribution d’une supériorité morale à une conception philosophique ou religieuse ou à une absence de conception religieuse particulière. Dans une société laïque, toutes ces conceptions, à partir du moment où elles respectent les droits de l’homme, ont apriori la même valeur. On peut d’ailleurs s’y référer et s’il y a prescription des cultes, on peut suivre ces cultes dans le domaine privé. En revanche, puisqu’il n’y a aucune supériorité, on ne peut l’imposer à l’extérieur. C’est dans la diversité de ses analyses et de ses croyances que chacun est le plus libre, le plus autonome.

A health worker prepares a dose of the Covishield AstraZeneca-Oxford's Covid-19 coronavirus vaccine at the Rajawadi Hospital in Mumbai on June 22, 2021. (Photo by Punit PARANJPE / AFP)

« Le vaccin doit devenir un bien commun. Il s’agit selon moi d’une question de sécurité pour tout le monde ». © Punit Paranjpe/AFP

Avec la pandémie, beaucoup s’inquiètent des mesures liberticides, de l’hyper-surveillance, du traitement réservé aux données récoltées. André Comte-Sponville évoque un nihilisme sanitaire ou un « pan-médicalisme » qui érige la santé en valeur suprême. Que lui répondez-vous ?

J’ai déjà eu l’occasion de répondre à mon ami, et j’ai l’impression qu’il se trompe profondément. Je suis d’accord quand il met en garde contre la permanence de mesures liberticides et l’utilisation de l’urgence sanitaire pour restreindre les libertés. Mais qu’est-ce que c’est que la liberté ? Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 4 dispose que « la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Or il se trouve qu’en matière sanitaire, contaminer autrui, mettre en danger sa santé et sa vie nuit extraordinairement à sa liberté. L’évolution du libéralisme néoclassique a eu tendance à écarter progressivement la dimension collective des libertés pour ne plus favoriser que la liberté individuelle. Et c’est l’écueil que n’évite pas André Comte-Sponville dans ses diatribes contre les mesures sanitaires. Non, la santé n’est pas une valeur ultime, la valeur ultime, c’est l’humain, libre et autonome. Cela nuit beaucoup à l’autonomie de mourir après une maladie ! Qu’il puisse y avoir des arrière-pensées consistant à utiliser de ces mesures sanitaires, justifiées par l’urgence sanitaire, pour restreindre les libertés est sans doute possible. Mais je pense que les mesures sanitaires collectives en elles-mêmes n’ont pas porté atteinte aux libertés, mais au contraire qu’elles ont constitué une bonne appréciation de la défense de la dimension collective des libertés.

Estimez-vous que le vaccin devrait être un bien commun ?

J’ai introduit une demande dans ce sens auprès du président de la République française, et j’ai ensuite fait circuler une pétition internationale afin d’amener le Conseil de sécurité de l’ONU à décider de mettre au point les moyens de fabriquer, de distribuer des vaccins et de vacciner la planète entière. Il s’agit selon moi d’une question de sécurité globale : il est dans notre intérêt également que le monde entier soit protégé. C’est un objectif d’humanité, d’universalisme dans la solidarité humanitaire. Pour y parvenir, je préconise la suppression de toute protection par brevet, ou, moins radical, le système de la licence obligatoire, qui est parfaitement reconnu par l’Organisation mondiale de la santé depuis 1994. Pour dire la vérité, je n’ai pas vraiment été entendu. Comme vous le savez, les États-Unis d’Amérique ont réussi un très bel exploit en vaccinant 100 millions de personnes en peu de temps, mais ils bénéficient pour cela de la majorité de l’exportation de tout vaccin et ils n’ont pas vraiment engagé leurs forces pour promouvoir la fabrication et la distribution des vaccins ailleurs dans le monde.

Dans la lettre que Jean Khan, votre père, vous a laissée avant de se donner la mort alors que vous aviez 26 ans, une phrase vous a marqué : « Sois raisonnable et humain. » Un héritage comme une trame ?

Cette phrase est la trame de mon livre, et aussi un peu la trame de mon existence. Je ne suis pas en train de dire que j’ai été raisonnable et humain grâce à mon père, mais plutôt que je m’y suis toujours efforcé. Car je n’ai jamais oublié ce qu’il m’avait enjoint d’être. Ce fil d’Ariane m’a permis de ne pas me perdre, au détour des aventures et des aléas, dans le labyrinthe de la vie.