Nous sommes tous enclins à nous poser des questions, à chercher des réponses, et donc tous susceptibles d’adhérer à certaines théories. Et ceci d’autant plus qu’elles font appel à des fonctionnements cognitifs particuliers et répondent à quelques-uns de nos besoins sociaux.
Exercice : quel est votre degré d’accord avec les théories suivantes, sachant que 1 signifie « pas du tout » et 7, « totalement »1 ? Premièrement, la Covid-19 a été conçue intentionnellement par un laboratoire chinois. Deuxièmement, le 11 septembre 2001, les tours du World Trade Center se sont effondrées et les services de renseignements américains avaient connaissance, avant les événements, de cette attaque terroriste. Troisièmement, l’assassinat de John F. Kennedy n’est pas l’acte d’un tireur isolé.
Il y a complot lorsqu’un groupe d’individus, souvent désigné comme minoritaire, secret et puissant, s’organise pour accomplir une action illégale, inconvenante, dont la particularité est d’influencer le cours des événements2. Le complotisme est une lecture des phénomènes humains qui privilégie la recherche de complots pour expliquer le monde. Dans la plupart des cas, les personnes interrogées préfèrent le doute aux affirmations. Il n’existe pas d’un côté des « farfelus » qui voient des complots partout et de l’autre des « scientifiques rationnels » qui considèrent que tous les complots sont des divagations. Nous nous posons tous des questions. Aussi, pour comprendre l’adhésion aux théories du complot, devons-nous nous représenter un curseur grâce auquel chacun peut se positionner.
Origines de l’adhésion aux théories du complot
Gardons à l’esprit que, parfois, le complot peut s’avérer réel et incontestable. Citons l’« affaire des couveuses » lors de l’invasion du Koweït par les forces armées irakiennes en 1990. Le 14 octobre, une Koweïtienne, « l’infirmière Nayirah », témoigne devant une commission du Congrès des États-Unis. Elle déclare que les soldats irakiens débranchent les couveuses pour laisser mourir les nourrissons. Le témoignage se révèle être un faux. Toutefois, l’émotion suscitée favorise l’intervention des États-Unis en Irak.
Les complots ne sont pas inexistants et cette réalité nous incite à mobiliser notre esprit critique. Mais nous devons aussi nous garder de croire que tout ce qui est présenté comme vrai est faux et, inversement, que tout ce qui est présenté comme faux est vrai3. Nous devons distinguer la croyance en des complots dans des contextes et des périodes spécifiques et l’explication systématique de l’histoire comme le résultat d’un seul et même vaste complot (juif, maçonnique, Illuminati…). Les complots existent, mais le complot n’existe pas4.
« Le complotisme est une lecture des phénomènes humains qui privilégie la recherche de complots pour expliquer le monde ». © Remi Decoster/Hans Lucas/AFP
Ces remarques préliminaires étant faites, posons-nous la question de savoir pourquoi nous sommes sensibles aux théories du complot. Comment pouvons-nous porter un regard critique sur la formation de notre jugement ? Pour cela, interrogeons trois biais cognitifs.
Le biais de confirmation
Le scientifique cherche. Il formule des hypothèses, les questionne, les confirme ou les infirme. Si l’esprit critique caractérise le scientifique tout autant que le complotiste, la réflexion du complotiste est spécifique en ce sens qu’il croit connaître la vérité avant de la démontrer. Il sait et appuie son savoir sur des éléments qui vont renforcer son positionnement. C’est le biais de confirmation.
Exercice : à la série de trois chiffres suivants, 4 – 2 – 8, proposez au minimum deux suites. Les personnes interrogées énoncent une règle qu’elles pensent découvrir et la répètent à de multiples reprises : multiplication (fois deux à gauche, fois quatre à droite) ou addition (plus deux à gauche, plus six à droite). Mais peu d’individus mélangent les deux logiques5. Pourquoi ? Parce que, lorsque notre cerveau trouve une logique, il ne la remet pas en cause. Il cherche à confirmer sa première explication et, par paresse ou par souci de rapidité, il ne va pas proposer de nouvelles formes de pensée à chaque étape. Ce biais de confirmation est présent dans les théories du complot. Lorsqu’un complotiste pense avoir trouvé une explication, il cherche les faits qui viennent renforcer sa pensée et non la contredire. Il en est de même durant les repas de famille. Lorsqu’il y a débat, nous allons sur Internet dénicher des articles qui vont confirmer notre positionnement. Très peu d’entre nous, soyons honnêtes, sélectionnent les données qui viendraient contredire notre point de vue.
Ainsi, aucun astronaute n’a marché sur la Lune en 1969. Il s’agit là de propagande américaine. La preuve en est que, sur les photographies, il n’y a pas d’étoiles dans le ciel. Il s’agit donc bien d’une mise en scène dans un studio. Le complotiste n’est pas fou, il pense qu’il a raison et il ne sélectionne que les sources qui légitiment son opinion. La conclusion précède la démonstration et les faits sont sélectionnés en fonction de leur orientation.
Le biais de conjonction
Nous avons tendance à relier des phénomènes entre eux et à surestimer la probabilité d’une causalité.
Exercice : Linda, 31 ans, diplômée en philosophie, milite dans des mouvements féministes. Selon vous, est-il plus probable que Linda soit employée de banque (réponse A) ou employée de banque et de gauche (réponse B) ? La plupart des répondants fondent leur jugement sur un portrait abstrait plutôt que sur la probabilité d’un tel cas de figure. Il est plus commun d’être employée de banque plutôt qu’employée de banque et de gauche à la fois. Les stéréotypes influencent notre perception6.
Dans les théories du complot, le biais de conjonction renforce l’idée de lien entre les événements. Revenons sur l’attentat au Musée juif de Bruxelles. Le 24 mai 2014, un homme entre dans le musée et tue quatre personnes. L’arrestation de Mehdi Nemmouche fait émerger plusieurs théories s’opposant à la version officielle des faits. Laurent Louis, ancien député fédéral et ancien président du parti Debout les Belges, dénonce une collaboration entre Israël et le MR, dont l’objectif serait d’influencer les élections régionales, fédérales et européennes du 25 mai 2014, soit le lendemain des faits (biais de conjonction). Didier Reynders, à l’époque ministre des Affaires étrangères, aurait préparé l’attaque grâce à de nombreux contacts au sein de la communauté juive. Pour Laurent Louis, l’arrivée du ministre quelques minutes à peine après l’attaque constitue la preuve qu’il s’agit d’un acte prémédité. Didier Reynders réalise un bon score électoral en termes de voix de préférence à Bruxelles, ce qui confirme sa culpabilité (biais de confirmation)7. Le théoricien du complot organise et mobilise les faits de telle façon qu’ils corroborent sa vision du réel. Il ne prend pas en compte les sources qui infirment son raisonnement. Si Didier Reynders est effectivement le numéro un en termes de voix de préférence pour la circonscription de Bruxelles, c’est le parti socialiste qui remporte la victoire en termes de sièges, ce qu’écarte le complot.
Le biais d’intentionnalité
Si nous présentons à un groupe plusieurs récits d’incendie en variant les causes (acte criminel, sécheresse, défaillance technique…), les personnes privilégient les propositions en faveur de l’acte intentionnel plutôt que celles faisant appel à la malchance8.
Pour les complotistes, les phénomènes sociaux sont les conséquences des actions directes de certains individus. « Rien n’est dû au hasard. » L’attaque soudaine d’un homme qui fait irruption dans un lieu public et tue plusieurs individus est un fait angoissant. Les catastrophes qui frappent la société sont porteuses d’insécurité et d’interrogations : qui, comment, pourquoi et dans quel but ? Les théories du complot répondent à un besoin social, celui de comprendre. La théorie du complot est d’autant plus attirante qu’elle apporte une réponse globale et dépouillée de toute subtilité face à des événements qui nous échappent par leur complexité ou leur arbitrarité9. Le complot permet aussi de désigner un bouc émissaire10. L’individu n’est ainsi jamais responsable de son malheur.
« Aucun astronaute n’a marché sur la Lune en 1969. Il s’agit là de propagande américaine. La preuve en est que, sur les photographies, il n’y a pas d’étoiles dans le ciel » : cette affirmation est l’une des favorites des complotistes. © Roger Viollet/AFP
À titre d’exemple, l’État islamique en Syrie et en Irak ne peut être le fruit d’une multitude d’erreurs stratégiques. Il est l’aboutissement d’un projet qui profite soit aux Américains, soit aux Israéliens, soit à Bachar el-Assad. Le chaos est volontaire. Autre exemple, le 8 mars 2014, le vol MH370 disparaît dans l’océan Indien. Pour les complotistes, il est impossible, étant donné les technologies actuelles, de ne pas retrouver l’avion. Si tel est le cas, alors, le crash résulte nécessairement de la volonté de certains. Il s’agirait d’une action de la CIA visant à mettre la main sur un drone de nouvelle génération contenant des informations capitales, qui était caché dans la soute. Ici, le postulat de l’existence d’une organisation secrète toute-puissante ne nécessite pas de pièces à conviction puisque, par définition, les coupables effacent toute trace de leurs agissements. L’absence de preuve est une preuve à part entière.
Complots et besoins sociaux
Chaque drame, chaque attentat possède des zones d’ombre. Loin d’être une machination sans aucun sens ni fondement, les théories du complot reposent sur la suspicion, le doute et l’interrogation. Les politiques, les journalistes et les experts sont considérés comme des menteurs11. Pour les complotistes, le diable se cache dans les détails. L’interrogation nourrit la recherche, qui entraîne davantage encore d’interrogations et de remises en question. Ainsi les théories du complot répondent à certains de nos besoins sociaux : curiosité, quête de savoir, rejet de la faute, attribution de sens… Mais méfions-nous toujours des preuves uniques pouvant tout expliquer, des analyses globales répondant à l’ensemble de nos peurs. Et méfions-nous également de nous-mêmes et des modes de formation de nos jugements.
1 Exercice inspiré d’un autre : Marine Maestrutti, « Personne n’est à l’abri », dans Le Monde diplomatique, no 735, 2015, p. 21.
2 Alejandro Romero Reche, « Théorie du complot, secret et transparence », dans Rue Descartes, no 98, 2020, pp. 81-102 et Peter Knight, Conspiracy Theories in American History, Oxford, ABC CLIO, 2003, p. 15.
3 Sarah Troubé, « La culture du complot : une paranoïa de la vie quotidienne ? », dans Revue française de psychanalyse, vol. 81, 2017, p. 376.
4 Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot. Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam University Press, 2009, p. 45.
5 Étude menée par Peter Wason, « On the failure to eliminate hypotheses in a conceptual task », dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, vol. 12, 1960, pp. 129-140.
6 Daniel Kahneman et Amos Tversky, « Extensional versus intuitive reasoning », dans Psychological Review, vol. 90, no 4, 1983, pp. 293-315.
7 Laurent Louis, « Musée J-juif de Bruxelles : attentat antisémite ou supercherie d’État ? », mis en ligne sur www.deboutlesbelges.be, consulté le 14 juillet 2015.
8 Étude menée par John McClure, Denis Hilton et Robbie Sutton, « Judgments of voluntary and physical causes in causal chains : probabilistic and social functionalist criteria for attributions », dans European Journal of Social Psychology, vol. 37, no 5, 2007, pp. 879-901.
9 Henri Madelin, « Rumeurs et complots », dans Études, tome 397, 2002, p. 484.
10 Park Jung Ho et Chun Sang Jin, « La Théorie du complot comme un simulacre de sciences sociales ? », dans Sociétés, no 112, 2011, p. 158.
11 Vincenzo Cicchelli, Sylvie Octobre, « Fictionnalisation des attentats et Théorie du complot chez les adolescents », dans Quaderni Communication, technologies, pouvoir, no 95, 2018, p. 53.