Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

La révolution, par la nuance (Jean Birnbaum)


Grand entretien

Nous risquons de nous diriger vers un « monde dur », plus cruel, met en garde Jean Birnbaum, journaliste au « Monde » et auteur du « Courage de la nuance ». Chacun optant pour un camp pour faire face à l’ennemi choisi, sans faire dans la dentelle. Et pourtant, ce courage de la nuance, cette éthique de la vérité, de la complexité permettraient de nous préserver de la barbarie des meutes et des radicalisations identitaires. La seule position subversive qui puisse créer de l’émancipation et de la liberté.


Vous revendiquez Le Courage de la nuance dans votre dernier ouvrage. Pourquoi cette thématique ?

Je ne pars jamais de thèse que j’ai envie de poser ou d’une théorie, mais d’une expérience vécue, exactement comme je l’avais fait pour le livre Un silence religieux. Je sentais une espèce de point aveugle de ma culture politique de gauche à l’égard de tout ce qui était religieux. Après des débats sur ces questions, j’ai ressenti une sensation d’étouffement, avec l’impression que l’on ne pouvait plus vraiment faire droit à la parole de l’autre, à la contradiction dans sa complexité. Il y avait une sorte de realpolitik qui était en train de s’installer, où chacun se choisissait un petit ennemi principal et des alliés de fortune, où le débat n’était plus un débat, où le slogan répondait tout le temps au slogan, que la mauvaise foi proliférait. Et je me suis dit que si j’étouffais, je ne devais pas être le seul. J’ai donc écrit ce livre en me disant qu’il devait y avoir une fraternité souterraine des gens qui étouffent dans leur coin, en ce moment, dans ce débat idéologique épouvantable, cette crispation de l’esprit, de la discussion. Et en miroir, je suis allé chercher des textes, des auteurs qui ont aussi refusé d’appartenir à un camp ou à un autre, d’être assignés à résidence idéologiquement, dans une sorte de fraternité solitaire.

Vous utilisez un terme qui est celui de se sentir « vitrifié », ce qui est assez parlant. Est-ce dû aux réseaux sociaux qui radicalisent ?

Je pense que les réseaux sociaux ne sont que le miroir déformant et l’accélérateur de tout. Et c’est en effet quelque chose qui radicalise les positions. Avant, sur les réseaux sociaux, on pouvait se laisser bousculer, tout le monde n’était pas assigné dans son petit camp idéologique, sa petite identité. Maintenant, c’est devenu un combat, le clash. Il y a d’autres périodes dans l’histoire, comme celles de la guerre froide ou des années 1930, où il y avait cette espèce d’ambiance de suspicion, de haine un peu généralisée. Je ne veux pas avoir l’air de faire du pathos apocalyptique, mais j’ai été élevé dans la mémoire de la guerre d’Espagne, qui était le laboratoire de ce qui allait arriver par la suite. Un événement matriciel qui a une signification bien au-delà de ce qui semble être le cas dans l’immédiat. Et j’ai l’impression que l’on n’a pas pris la mesure de ce qui s’est passé en Syrie, avec ses 500 000 morts, ses générations traumatisées, ses torturés… À l’échelle mondiale, il y a quelque chose de dur qui est en train de se mettre en place. Je cite d’ailleurs cette formule de Georges Bernanos  : « Notre monde est mûr pour toutes formes de cruauté. » Prenons encore l’exemple de la Biélorussie  : en pleine Europe, des prisonniers essayent de s’ouvrir les veines parce qu’ils ne veulent plus être torturés. On en est là  : on s’habitue au pire, à des choses épouvantables. Je pense que d’une manière ou d’une autre, de façon presque animale, nous sentons que quelque chose de dur s’annonce et que dans ces périodes-là, systématiquement, une ambiance de pré-guerre civile se met en place. On observe une espèce de brutalisation des choses, où l’on sent qu’il n’est plus temps de discuter, de faire dans la nuance. Il faut choisir son menu principal.

Après la Seconde Guerre mondiale, on affirmait  : « Plus jamais ça », on se demandait  : « Comment cela a pu arriver ? », on se justifiait  : « On ne savait pas. » Maintenant, on sait tout. Avez-vous l’impression de contempler l’histoire en marche et d’être un peu impuissant face à cela ?

Complètement ! Effectivement, on devrait tirer les leçons du xxe siècle et ce n’est pas le cas. Je fais référence au livre de Jean Hatzfeld, sur le Rwanda, Dans le nu de la vie. Il y évoque un instituteur qui me parle beaucoup lorsqu’il affirme  : « Avant le génocide, j’enseignais les fils des Lumières, Rousseau, Voltaire, Diderot… » Je croyais que les Lumières étaient une interface, que la culture aidait à faire face à la barbarie. Avec le génocide, j’ai compris que la culture ne préservait pas de la barbarie, qu’elle la rend simplement plus efficace. » Pour moi, le courage de la nuance prend ici tout son sens. Ce n’est pas un truc mou  : lorsque nous sommes dans des périodes d’étouffement ou de violences sanglantes, il faut avoir le courage d’introduire quelque chose qui n’est pas manichéen. Et ne serait-ce qu’en prenant la complexité des choses en compte, on introduit du courage. Les philosophes des Lumières étaient capables de poser la question du mal. Aujourd’hui, celle-ci a l’air d’être une question religieuse complètement has been. Mais en fait, les grands philosophes qui héritent du xxe siècle totalitaire ne peuvent pas ne pas se la poser. Le courage de la nuance, c’est le courage de nommer les choses, une éthique de la vérité et du texte. Mais c’est aussi le courage de prendre en compte la part obscure de notre humanité.

Cette part obscure est-elle à la base de cette radicalisation des opinions, mais aussi des identités, qu’elles soient communautaires ou religieuses ?

C’est vrai qu’actuellement, il y a une espèce de tropisme identitaire, une façon de se cramponner aux communautés qui a sa part d’émancipation, de justice et de révolte tout à fait digne. Mais, en même temps, il y a une manière de se révolter contre les Lumières, de vouloir en finir avec elles en tant qu’héritage européen et occidental qui est incroyablement naïf et dangereux, par manque de mémoire. Je pense qu’aujourd’hui, la meilleure manière de défendre les Lumières, c’est de montrer à ceux qui leur sont hostiles, de façon un peu « bébête » et amnésique, que souvent leurs objectifs coïncident avec le meilleur des Lumières, si tant est que l’on se donne la force et le courage de se souvenir. Mais j’ai aussi l’impression qu’en ce moment, cette espèce de fanatisme, de crispation idéologique ou politique provient de gens qui ont un cadre de pensée souvent très rigide. Et que l’on souffre aussi beaucoup d’une pensée limitée par une sorte de cadre dans lequel on ne peut débiter que des clichés, avec des phrases figées, vitrifiées, comme encerclées par elles-mêmes et coïncidant avec des préjugés, proche de la bêtise en fait.

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Journaliste et essayiste français, Jean Birnbaum est directeur depuis 2011 du « Monde des livres », supplément hebdomadaire du journal « Le Monde ». Franchise, culture du doute et antidogmatisme font partie des valeurs qu’il prône. © Adi Crollalanza

Vous citez Albert Camus, avec cette phrase qui me semble résumer votre propos  : « Nous étions parmi des gens qui pensent avoir absolument raison. » Ne faut-il pas avoir l’audace ou le courage de dire qu’il y a un problème face à la bêtise aujourd’hui ?

Bernanos parle plutôt de la médiocrité, car il était persuadé que la bêtise n’est pas du tout une faiblesse. Pour lui, la bêtise et la médiocrité constituaient vraiment une puissance spirituelle. Aujourd’hui, quiconque veut avoir le courage de la nuance dans le débat doit faire face à un mur extrêmement puissant, qui est une espèce de prise du pouvoir de la bêtise. Simplement, là où je mettrais une nuance, c’est que ni Camus ni Bernanos ne confondent la bêtise et la médiocrité avec l’absence de culture. L’intelligence n’est réservée à personne et surtout pas aux gens qui se prétendent cultivés. Hannah Arendt disait toujours  : « Je connais assez d’intellectuels pour savoir que beaucoup d’entre eux, et parmi les plus prestigieux, les plus érudits, sont très dociles, très médiocres. » Elle ne voulait plus avoir affaire aux intellectuels, tant elle avait été frappée par la docilité, le charisme et le côté collabo, déjà avant l’heure, de beaucoup d’entre eux. Je pense que la bêtise est aujourd’hui une puissance politique spirituelle redoutable et ravageuse qui prend le pouvoir un peu partout. Mais que cette bêtise ne doit pas être confondue avec l’absence de culture. Et que souvent elle habite des gens extrêmement érudits et cultivés, mais qui sont collés à leurs idées, à leurs préjugés comme une mouche à une vitre, et qui sont incapables de remettre du mouvement, du doute, de la complexité dans leur façon de parler du réel. C’est une sorte de coïncidence avec un soi obscène. Il faut pouvoir bouger, que ce soit par le sens de l’humour ou par l’amitié, se laisser exposer au doute et remettre en question par les autres. Mais, en effet, ces questions de la bêtise et de la haine de l’intelligence font face à un genre de poujadisme ambiant fortement virulent, partout en Europe Et cela conduit à la mort de la pensée. Cela mène à dire que la seule chose qui pourrait vraiment menacer la société telle qu’elle est et qui pourrait être réellement subversive, ce serait une révolte qui aurait le courage de la nuance. Au contraire des révoltes fanatiques et des idéologies radicalement offensives, qui ont le fantasme de la table rase, manichéennes et violentes, qui ont toutes échoué en ajoutant du malheur au malheur.

À qui la bêtise profite-t-elle finalement ? Ne permet-elle pas aux plus puissants de mieux s’en sortir en définitive ?

Bien sûr que la prolifération de la bêtise idéologique et de la surenchère débile du point de vue de la radicalité profite à la société telle qu’elle est et permet aux puissants et aux dominants de dormir tranquilles. Les gens qui prétendent être révoltés par la société actuelle auraient tout intérêt à considérer que le courage de la nuance est celui d’une vraie radicalité, qui peut paraître un peu plus zigzagante, mais qui, en fait, est la seule perspective d’émancipation à l’horizon. Une révolte radicalement indignée par rapport à ce que le monde a d’insupportable, mais qui en même temps appréhenderait le réel dans sa complexité en essayant de construire une émancipation d’autant plus ferme et d’autant plus belle qu’elle est hésitante et qu’elle est travaillée par le doute  : je pense que les puissants ne peuvent pas ne pas craindre cela. L’ordre social tel qu’il est, avec ses inégalités, ses injustices, ses situations méprisantes et humiliantes pour une partie de la société, ne sera jamais troublé ou remis en cause par des radicalités qui n’ont pas le courage de la nuance. Donc, effectivement, la bêtise profite toujours aux plus malins et aux plus puissants, au sens cynique du terme.