Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Dossier

Si l’éducation a pour but d’assurer le lien pérenne entre les générations, comment la penser alors qu’il est évident que demain ne ressemblera pas à hier ? Comment envisager une continuité des savoirs et des habitudes dans un monde en crise ? Peut-on contraindre un élève à apprendre des choses qui sont censées lui servir plus tard, tout en admettant que la société aura tellement changé qu’on ne sait pas si ces acquis lui seront utiles ?


Au fond, nous ne sommes pas sûrs que nos enseignements soient encore durables. Certains considèrent d’ailleurs que l’éducation est un processus qui doit être sans cesse corrigé. Le concept de recyclage, loin de se restreindre au traitement des déchets, s’applique maintenant à nos formations. Derrière une apparence humaniste, l’objectif d’une learning society est de permettre à l’homme de s’adapter aux conditions d’un monde en révolution permanente du fait d’une économie avide de nouveaux marchés. C’est à ce titre que le recyclage et l’éducation permanente sont aujourd’hui en vogue. Ils sont moins l’expression d’une conception d’un homme en perpétuel accomplissement de lui-même que le moyen d’éviter que ce dernier ne freine la croissance économique en ne s’adaptant pas aux moyens techniques de production les plus récents1. On notera d’ailleurs que le renouvellement permanent des savoirs signifie aussi l’obsolescence programmée de tout élément de culture, de tout enseignement. Comme le souligne Bernard Stiegler, ce que l’on appelle « société de la connaissance » peut tout aussi bien se lire comme une société de désapprentissage généralisé2. Dans un tel contexte, le défi de l’éducation, qui est celui d’une continuité transgénérationnelle, est menacé par la discontinuité dans la formation de l’individu censé faire le pont entre la génération des aïeux et celle à venir.

L’attention, un enjeu crucial

Loin de résister au morcellement de l’expérience cognitive, l’institution scolaire cherche semble-t-il à se donner les moyens de la discontinuité en misant sur un outil numérique que l’on peut aisément reconfigurer. Mais l’investissement massif dans le traitement informatique des données, recommandé par les consultants de cabinets privés, permettra-t-il de relever les enjeux du présent ou servira-t-il juste à s’adapter au monde de l’entreprise, que ces mêmes consultants conseillent également ? Ne devrait-on pas s’interroger sur les problèmes environnementaux engendrés par des technologies énergivores et sur la dépendance à des firmes privées peu regardantes quand il s’agit des droits humains ? L’incorporation du numérique dans les écoles a pour enjeu de capter l’attention afin de faciliter les fonctions exécutives, mais on peut se demander si cela s’inscrit dans la continuité de notre expérience passée. L’objectif de l’éducation est-il de capter l’attention à n’importe quel prix, voire d’augmenter notre capacité attentionnelle pour faire face au flux d’informations qui envahissent la société ?

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Il n’est pas anodin que les troubles de l’attention soient aujourd’hui un phénomène de société. À quoi bon dès lors proposer des aménagements raisonnables dans un monde déraisonnable ? On ne peut panser l’école sans repenser la société. Quand l’esprit critique se désiste, il faut une école qui résiste et qui ne calque pas ses objectifs sur ceux du marché. Arriver à fixer son attention sur quelque chose est peut-être suffisant pour dépenser, mais pas pour développer une pensée critique. On peut nous conditionner pour que nous nous focalisions sur un sujet, sans que celui-ci ne soit rapporté à notre expérience globale et que le moyen de notre attention (rilatine, tablette, etc.) ne soit interrogé.

Interroger la logique du monde

En bref, le recentrement de l’éducation sur l’attention ne doit pas occulter le problème sociétal qui en est la cause. À la lumière de celui-ci, il apparaît qu’avant d’investir dans des solutions coûteuses, il importe de bien appréhender la situation dans toute sa complexité. L’instruction publique, que ce soit dans son esprit, dans ses programmes et ses outils, doit ainsi être séparée du monde de l’entreprise pour garder une neutralité critique. Si nos ressources attentionnelles sont limitées et constamment sollicitées par la publicité et les médias, qui nous détournent de la construction d’une vision d’ensemble des choses, l’enjeu majeur de l’école ne sera pas seulement de fixer l’attention, mais d’interroger la logique du monde qui nous entoure. Il s’agira de résister à cette désintégration de l’expérience opérée par la prégnance de médias qui fonctionnent comme « des armes de distraction massive »3 en liant l’objet de l’attention à notre expérience, de façon qu’il devienne le lieu d’une conscientisation. Alors, relier l’objet de notre attention à nos savoirs passés nous permet à nous en tant que sujets d’assurer une continuité critique dans notre expérience du monde.

Une quête commune

Or nous ne sommes portés à exprimer notre expérience sous la puissance d’un « je » que face à l’un de nos semblables. C’est ainsi le désir de reconnaissance mutuelle au sein d’une humanité partagée qui nous pousse à reconstruire notre expérience pour pouvoir la communiquer. À l’individualisme de la concurrence, une école humaniste opposera des expériences de coopération basées sur un échange libre de la pensée. La liberté d’expression est à la fois la fin et le moyen de l’éducation. Elle est présente dès que l’éducation n’est pas l’assignation d’une valeur préconçue par un dominant à un dominé, mais la recherche commune du sens. La liberté d’expression est ainsi absolue sitôt qu’elle est comprise comme le ressort d’une culture du dialogue qui nous conduise vers une plus grande humanité, une plus grande compréhension du milieu que l’on compose avec l’autre. Bien plus qu’un cours spécifique, elle nécessite une attention permanente pour permettre à chacun de se donner les moyens de s’exprimer. C’est en étant cultivée que la liberté d’expression sera défendue et pourra favoriser une éducation critique par rapport à notre environnement saturé d’informations, qui, faute de conscience articulée, fait le lit des fake news, des discours haineux et des inégalités en tous genres.


1 Sur ce point, voir Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, Paris, La Découverte, 2003.
2 Bernard Stiegler et alii, L’école, le numérique et la société qui vient, Paris, Mille et Une Nuits, 2012.
3 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Points, 2021, p. 69.