Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Dossier

Liberté d’expression, égalité des sexes, orientation sexuelle, avortement, mais aussi théorie de l’évolution  : de plus en plus de sujets sensibles sont accueillis par une fin de non-recevoir au sein des établissements scolaires où le dogme religieux exclut toute confrontation des idées. Malgré le découragement et parfois la peur, les enseignants tentent de maintenir le cap.


« Samuel Paty, ça pourrait arriver ici ? » Cette question, Pierre-Stéphane Lebluy, professeur de CPC (cours de philosophie et citoyenneté) à Charleroi et membre fondateur de l’Association des professeurs de philosophie et citoyenneté, l’a entendue à plusieurs reprises depuis l’assassinat du professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020. Chaque fois, il a répondu oui, évidemment que oui. « Dans un contexte où tout sujet polémique est devenu tabou, où il y a de plus en plus de carcans, cela peut arriver à tout moment », estime-t-il. « Moi aussi, j’ai montré des caricatures. Il m’est arrivé pareillement de demander à ceux que ça pouvait choquer de sortir. » Comme beaucoup de ses confrères et de ses consœurs, l’enseignant souligne la difficulté d’aborder des thèmes comme l’homosexualité ou la liberté d’expression dans des classes où les élèves opposent aux lois et aux faits leur croyance religieuse, qu’elle soit musulmane ou évangélique.

Boule au ventre

En France, une enquête publiée au début du mois de janvier par la Fondation Jean-Jaurès révélait que les revendications liées à des croyances ou à des pratiques religieuses en milieu scolaire étaient en nette augmentation  : 53  % des professeurs du secondaire disaient être confrontés à des pressions religieuses. En Belgique, le récent sondage réalisé par le Centre d’Action Laïque auprès de quelque trois cents enseignants du réseau WBE dans le primaire ou le secondaire fait état d’une situation « sous contrôle », mais incite à la vigilance. Plus de 60  % des répondants disent ainsi avoir constaté une augmentation des rejets et des remises en question de notions entrant en confrontation avec les croyances ou les préjugés des élèves. 73  % des personnes interrogées déclarent par ailleurs avoir modifié leur manière de traiter ces sujets sensibles en cours ou prendre des « précautions oratoires ». Certains le perçoivent comme un levier positif qui les pousse à s’informer davantage et à se montrer les plus neutres possible. À l’inverse, 44  % des enseignants disent avoir souvent ou parfois pensé à se censurer et 40  % d’entre eux ont parfois ou souvent renoncé à aborder une idée ou limité son champ de réflexion pour éviter les complications. « Il me semble que lorsqu’on est dans la stratégie d’adaptation, c’est déjà une limite à l’acte pédagogique », estime Nadia Geerts, professeure de philosophie, militante féministe et laïque, qui a quitté la Haute École Bruxelles-Brabant (HE2B) où elle enseignait après avoir été la cible d’une campagne haineuse sur les réseaux sociaux en raison de sa publication #JesuisSamuelPaty. « Passer du temps à se demander comment rendre acceptable ce qu’on a à dire témoigne déjà d’un politiquement correct qui me dérange. »

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« Quand il y a eu l’assassinat de Samuel Paty, j’étais bouleversée », raconte également Julie Castelain, professeure de CPC à l’athénée Charles-Rogier à Liège. « Je me suis dit qu’il fallait oser en parler, mais il y a des classes où ça a coincé, des classes où je crains toujours que mes propos soient déformés, qu’on me qualifie d’islamophobe. Certains élèvent me disent “Madame, il paraît que vous avez un problème avec les religions…” » Un problème qui ne se posait pas quand Julie Castelain dispensait ses cours de morale. Maintenant que tous les élèves assistent ensemble au cours de CPC, l’enseignante se retrouve souvent devant des classes où la position des uns muselle celle des autres. « Le dernier épisode date du 17 mai, lors de la Journée de lutte contre l’homophobie. Dans l’une de mes classes, les élèves ont choisi eux-mêmes ce sujet de débat. Mais j’ai compris ensuite que c’était un genre de piège. Quand j’ai demandé qui était mal à l’aise avec l’homosexualité, un doigt s’est levé au fond de la classe, puis deux, puis trois, puis douze. Une seule élève a osé parler pour exprimer une opinion contraire, pour dire qu’elle pouvait le concevoir puisqu’elle se disputait beaucoup moins avec sa meilleure amie qu’avec les garçons. Du coup, les autres l’ont qualifiée d’homosexuelle et elle a fini le cours en pleurs. J’ai directement été la trouver pour lui dire que s’il se passait quoi que ce soit à la suite de cet événement, elle devait en parler. Aujourd’hui, ses parents veulent la changer de classe. » À force de voir se répéter ces incidents, Julie Castelain a désormais la boule au ventre en arrivant à l’école. « Je somatise, je fais des cauchemars, il m’arrive d’avoir peur. »

Conflit de loyauté

Évelyne, c’est le prénom d’emprunt qu’a choisi ce prof de CPC dans une école technique et professionnelle, où se côtoient quelque quarante nationalités, avant d’accepter de témoigner  : « Vis-à-vis de mon établissement, mais surtout parce que je tiens à conserver la confiance de mes élèves », explique-t-elle. Face à son public, l’enseignante constate que des sujets comme l’euthanasie ou l’avortement sont devenus excessivement difficiles à traiter. « On se heurte souvent à un mur. Les élèves se réfugient dans une position dogmatique qui consiste à dire “Dieu nous a donné la vie” ou “L’avortement est un péché” », raconte-t-elle. « Moi, je ne suis pas là pour les faire changer d’avis, mais simplement pour leur permettre de problématiser la question », poursuit-elle. « Qu’ils puissent seulement entendre que tout le monde n’a pas la même conception des choses, mais aussi qu’il existe des lois. » L’enseignante pointe en particulier l’influence palpable des mouvements évangéliques, qui rencontrent un succès grandissant auprès de jeunes en quête d’une communauté et de certitudes. « Le créationnisme, par exemple, je n’y arrive plus… », confie-t-elle, tout en percevant très bien les inextricables conflits de loyauté dans lesquels sont pris ces jeunes aux parcours souvent difficiles.

Poids communautaire

« À propos de l’euthanasie, une élève musulmane est venue me dire après un cours qu’elle avait vu sa grand-mère souffrir et que, peut-être, si cela avait été possible, cela aurait été bien pour elle. Beaucoup sont comme ça  : en tête à tête, ils vous disent ce qu’ils ne se diront jamais entre eux, car ils ont besoin de se raccrocher à ce qu’ils pensent les faire appartenir à une communauté. » Un jeu de dupes où il faut être conforme à l’extérieur sans être assuré que la liberté intérieure sortira sauve. Les séances sont d’autant plus éprouvantes que, limité à une heure par semaine, le CPC semble tout juste bon à jeter de l’huile sur le feu… « Le temps de faire monter ma classe, qu’on s’installe, il ne reste déjà plus que 35 minutes », raconte Pierre-Stéphane Lebluy. « Autrement dit, vous avez à peine commencé que c’est fini. Et le débat aura donc lieu à l’extérieur de l’école, que ce soit ou non sur les réseaux sociaux, avec des jeunes qui parlent comme ils pensent », commente l’enseignant, qui s’indigne d’un cours qui semble avoir été instauré pour la forme, sans souci sincère du résultat. Un constat partagé par Évelyne  : « Je reste persuadée qu’un cours de philosophie et citoyenneté est vraiment nécessaire pour le vivre ensemble, mais il faudrait absolument passer à deux heures par semaine. »

À voir l’ampleur du malentendu, on se demande toutefois si deux heures suffiront à rétablir un dialogue fécond. « On est en effet dans un problème qui excède complètement l’école, qui est nourri par des traditions et des cultures », poursuit Évelyne. « Le multiculturel, il me semble qu’on n’y est pas du tout et qu’il faudrait parfois revenir à des choses très simples  : prendre une carte du monde, découvrir comment l’autre fait la cuisine… Sortir de la méfiance, car il y a aussi de nombreux conflits entre communautés au sein des établissements. Chacun se considère comme “l’Autre”. » Une vision binaire qui semble avoir envahi tous les esprits et empêche jusqu’à l’expression la plus simple de son vécu. « Au-delà de la question religieuse, il est effrayant de voir à quel point les élèves manquent de vocabulaire, même ceux qui sont nés en Belgique de parents belges. La plupart n’arrivent pas à nommer ce qu’ils ressentent. Ils peuvent dire qu’ils se sentent “mal”, mais sans pouvoir préciser s’ils sont frustrés, en colère, tristes… » Quand on est étranger à soi-même, comment ne pas l’être pour les autres ?