Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Ils n’ont que l’info qu’ils se donnent


Dossier

Théo, Olga et Mehdi ont chacun leur mission  : aider les jeunes à décoder le monde des médias en démontant les mécanismes des théories du complot et en expliquant le rôle des algorithmes et le fonctionnement des réseaux sociaux. Ceci, afin de permettre aux adolescents de devenir des acteurs avertis de la société de communication plutôt que des victimes de ses travers. C’est tout l’enjeu de l’éducation aux médias.


Avez-vous déjà entendu parler du documentaire La Véritable Identité des chats ?1 Réalisé par les élèves d’un lycée français dans le cadre d’un programme pédagogique consacré aux enjeux de la représentation du monde par l’image ? Il sert aujourd’hui d’outil pédagogique à des structures qui font de l’éducation aux médias et à la citoyenneté dans nos contrées. Intitulé « On n’a que l’info qu’on se donne », le programme concocté par le Mundaneum et le Club de la presse du Hainaut-Mons en partenariat avec diverses associations s’adresse aux jeunes de 15 à 25 ans. S’étalant sur trois ans, de 2019 à 2022, il est financé et labellisé par la cellule de Promotion de la Citoyenneté et de l’Interculturalité (PCI) de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB).

C’est dans ce cadre que l’ASBL Action Médias Jeunes, dont la vocation principale est de susciter une attitude réflexive et critique des jeunes face aux médias, anime des ateliers dans les écoles. Les élèves sont au centre du projet  : ils lisent, analysent et produisent des contenus médiatiques. Théo, Olga et Mehdi sont les personnages fictifs créés pour illustrer les théories du complot, les algorithmes ou encore le monde des médias. Si les deux premiers ont déjà fréquenté les classes et diverses salles informatiques de certains établissements de Mons et du Borinage, Mehdi devrait faire sa rentrée académique en 2022.

Le but secret des puissants et des médias complices

Au printemps dernier, ce sont les théories du complot qui étaient au menu des élèves de la section techniques sociales aux Ursulines à Mons. Florence Thomas, chargée de projets chez Action Médias Jeunes, intervenait dans leur classe. D’agréables retrouvailles pour la détachée pédagogique qui y a enseigné le latin et le français. Après une brève introduction visant à vérifier ce que les futurs travailleurs sociaux connaissent de ces théories, Florence Thomas leur explique que « l’idée principale de ces théories est souvent que les puissants auraient le but secret de renverser l’ordre mondial » et que ceux que l’on appelle les « complotistes », à savoir ceux qui propagent ces théories, croient aussi qu’« on nous ment »… ce « on » visant particulièrement les médias. « Pour déjouer une théorie ou vérifier si on se trouve effectivement face à un complot, il faut d’abord se demander si c’est faisable. Par exemple, inventer qu’un homme a marché sur la Lune aurait nécessité que les images soient tournées en studio, ce qui aurait mobilisé cinquante personnes qui auraient toutes dû garder le secret pendant cinquante ans ! »

Millefeuille argumentatif

Après avoir visionné La Véritable Identité des chats, les élèves et Florence Thomas décortiquent les éléments qui contribuent à la crédibilité (toute relative, bien sûr, c’est dans la relativisation que réside précisément l’exercice) du documentaire  : une musique angoissante, une voix off mystérieuse qui fait planer le suspense, de nombreuses images glanées sur Internet, décontextualisées et s’enchaînant rapidement, ce qui fait croire qu’il y a un lien logique. « C’est un millefeuille argumentatif, explique l’animatrice de l’atelier. Comme le rythme est rapide, le cerveau perçoit le tout comme logique. La vidéo joue aussi sur nos émotions. La première étant la peur. » Par groupes de quatre, les élèves ont ensuite été invités à élaborer leur propre théorie du complot en utilisant les mêmes ingrédients. En conclusion, Florence Thomas note qu’« il est très facile de construire une théorie du complot et il est très important de toujours vérifier les sources, qui dit quoi. Rappelez-vous l’effet multiplicateur de la peur en période de crise ».

Les élèves de Cécile Massarczyk ont apprécié cette action de sensibilisation, qu’ils ont trouvée intéressante. Ils estiment que ça les remet en question et que ça les invite à être plus vigilants. L’un d’eux aurait aimé que la séance soit plus longue et souhaiterait approfondir le sujet pendant les cours. Pour l’enseignante, c’était une première et une découverte. « De manière générale, j’essaie de développer l’esprit critique, de donner des clés afin que les élèves sachent inventorier les composantes d’une problématique, extraire des informations pertinentes et qu’ils puissent émettre des hypothèses explicatives. Cela fait partie des compétences que je travaille en classe, elles nous sont demandées dans le programme. L’animation colle bien à mes attentes. J’aime demander aux participants si la thématique et l’atelier sont à proposer l’année prochaine, à l’unanimité la réponse est favorable. »

5a-c-dunski

Démystifier le métier de journaliste

Plusieurs propositions enrichissent le projet « On n’a que l’info qu’on se donne ». À côté de l’outil « Théories du complot, ressorts et mécanismes »2, citons aussi le projet Radio d’école en Hainaut, par lequel la province entend faire de l’éducation aux médias par les médias dans les établissements de son réseau. En juin dernier, dans le cadre d’un atelier d’éducation aux médias mené avec le soutien de l’Association des journalistes professionnels (AJP), Julien Crête, journaliste de RTL-TVI, a rencontré des élèves de quatrième secondaire option sciences sociales du lycée provincial Albert-Libiez de Colfontaine pour parler des réalités de son métier. « Cela permet vraiment de démystifier la profession et d’expliquer nos méthodes de travail. Les jeunes étaient étonnés d’apprendre l’existence d’une carte de presse délivrée par le ministère de l’Intérieur. Ils ont été marqués par le fait que les journalistes professionnels, à l’instar des pompiers et des policiers, ont des obligations à respecter. Comme le devoir de neutralité. Cela leur donne du poids et de la crédibilité. Dans une rédaction comme la nôtre, bien sûr on doit relayer les informations officielles, mais on doit aussi confronter les idées, mettre les explications des experts en perspective. Au début, les élèves n’ont pas beaucoup de questions puis, au fil de l’atelier, la mayonnaise prend et ils se laissent gagner par l’enthousiasme. On est là pour répondre à leurs questions en toute transparence. »

« Certains imaginaient les journalistes comme des gens prétentieux et un peu “je sais tout” », raconte Sophie Hermant, du Club de la presse. « D’autres ont été surpris de découvrir tout le travail qu’il y avait derrière un JT. À la question de la confiance qu’ils ont dans les médias ils ont répondu “un peu”, car ce qui les perturbe, ce sont les infos parfois contradictoires qui peuvent émaner de médias différents, notamment autour de la Covid… Je pense qu’ils regarderont le JT d’RTL d’un œil neuf et qu’il y a tout à fait moyen de rétablir la confiance. Ça passe pour moi par deux choses  : des rencontres comme celle-ci, où le journaliste démystifie son métier, en parle en toute transparence et de façon concrète, mais également une démarche journalistique, engagée à échelle modeste par les élèves eux-mêmes dans le cadre d’ateliers pratiques… En mettant les mains dans le cambouis, ils comprendront mieux. »


1 La Véritable Identité des chats est un documentaire réalisé par des élèves du lycée Madeleine-Vionnet dans le cadre de l’atelier « Mon œil ! », animé par William Laboury. Après avoir démontré le complot des chats, ils détaillent « les dix ingrédients d’une bonne théorie du complot ».
2 Accessible sur le site theoriesducomplot.be, cet outil d’éducation aux médias, conçu pour les animateurs et les éducateurs, propose d’aborder les théories du complot au travers de 14 capsules thématiques et de 6 capsules d’exercices.