Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Quand la Turquie rejette Istanbul


International

Premier pays à ratifier la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique en 2012, la Turquie est aussi le premier pays à s’en retirer  : depuis le 20 mars dernier, elle ne fait plus partie des signataires de la Convention d’Istanbul. Un coup dur pour les droits des femmes et des minorités sexuelles.


La Convention d’Istanbul, qui érige en norme la tolérance zéro à l’égard des violences faites aux femmes et des violences sexistes, tout en garantissant les droits fondamentaux, apparaît comme une référence en matière de législation et de politique. Bien que la convention vise principalement à prévenir les violences faites aux femmes, elle encourage également les États membres à appliquer ces principes pour combattre les discriminations fondées sur le sexe, la race, l’orientation sexuelle ou l’âge. La convention demande aux États de mettre en œuvre des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes, et de favoriser l’autonomisation des femmes.

Ce sont des groupes conservateurs, d’extrême droite et misogynes qui ont appelé au retrait de la Turquie de la convention, par l’intermédiaire d’une campagne de désinformation et du ciblage des communautés LGBTQI+. Les associations de femmes en Turquie ont protesté sans relâche et par tous les moyens contre ces actions menées dans le but de discréditer la Convention d’Istanbul depuis l’été 2020. Malgré un mouvement de solidarité sans précédent, tant au niveau national qu’international, pour en faire respecter les termes, la sortie a été décidée lors de la 65e session de la Commission de la condition de la femme des Nations unies au cours du mois de célébration de la Journée internationale des droits des femmes, juste après la réunion avec le président de la Commission européenne le 19 mars. C’est une déclaration en soi.

Misogynie d’État

Le retrait de la Convention décidé par la Turquie viole clairement la Constitution turque. L’article 104 stipule que le président n’a pas le pouvoir de prendre des décisions dans le domaine des droits de l’homme et des libertés. Ainsi, selon les articles 87 et 90, les traités internationaux sont sous l’autorité de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Une loi ne peut être modifiée ou annulée ni par un décret présidentiel ni par une décision du président.

Les autorités turques sont en train de concevoir une société en accord avec leur idéologie, où la femme est confinée et n’a de place que dans la famille. Elles s’emploient également à maintenir et à renforcer leur domination là où les droits des femmes sont négligés et où le pouvoir patriarcal peut être renforcé. Elles ciblent les droits des femmes et des communautés LGBTQI+, mais ce sont des prétextes pour se retirer de la convention. Loin d’être une menace pour la famille, la convention vise à combattre toutes les formes de violence à l’égard des femmes et à promouvoir ainsi des familles et une société sans violence. Il faut se rappeler que la violence faite aux femmes est un sujet très politique, et que chaque revers dans ce domaine déclenchera de nouvelles violences contre les femmes et des féminicides.

Women and LGBTQ activists in Istanbul to protest the withdrawal of Turkey's Istanbul Convention, in Istanbul, Turkey, on March 27, 2021. According to the presidential decree published on March 20, 2021, Turkey has announced its withdrawal from the Istanbul Convention. (Photo by Onur Dogman/NurPhoto) (Photo by Onur Dogman / NurPhoto / NurPhoto via AFP)

Manifestation contre le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul. Un vrai recul pour les droits des femmes dans ce pays.  © Onur Dogman/NurPhoto/AFP

Ces dernières années, l’État de droit et les valeurs de la démocratie sont l’objet de nombreuses attaques, ce qui a un impact sur les droits des femmes. L’avortement est un droit légal, mais il n’est pas pratiqué dans de nombreux hôpitaux publics. Les organisations de femmes en Turquie se battent quotidiennement contre l’amnistie des auteurs d’abus sexuels sur les enfants, contre le mariage des enfants et contre la restriction de la pension alimentaire. En 2012, le ministère de la Femme est devenu ministère de la Famille, pour ensuite être rattaché au ministère du Travail. La Turquie se classe 133e sur 156 pays dans le Gender Gap Index. Selon les dernières données des Nations unies concernant les femmes en politique, et plus précisément le ratio de femmes députées au Parlement, la Turquie se place au 129e rang. En général, la représentation de la femme dans la Grande Assemblée est de l’ordre de 17  %. Les organisations de la société civile, en particulier celles de femmes indépendantes, qui ont défendu la Convention d’Istanbul et ses principes, connaissent des conditions de plus en plus restrictives. Cette situation montre qu’il est urgent de créer un environnement favorable permettant aux organisations de femmes de prospérer et de coopérer entre elles et avec les institutions nationales et internationales. On doit changer beaucoup de choses.

La riposte féministe

Ce retrait a été critiqué et est considéré comme une violation de la Constitution par les ONG de défense des femmes et des droits de l’homme. Des personnalités politiques issues de l’opposition en Turquie ont saisi le Conseil d’État pour demander l’annulation de cette décision, et de nombreux recours ont été introduits. Les associations de femmes n’acceptent pas du tout le retrait de la convention, en particulier à une époque où les mouvements anti-genre et antiféministes prolifèrent. Il est urgent que des actions et des engagements concertés renforcent les droits des femmes et les protègent de toutes les formes de violence en croissance constante. Il est temps de partager le fardeau, d’agir collectivement et de protéger les droits acquis.

Nous demandons instamment à la Turquie de revenir sur sa position concernant le retrait de la Convention d’Istanbul, qui constitue une violation de la Constitution et la négation de la volonté du peuple. Nous demandons à tous les membres du Conseil de l’Europe et aux États signataires de la Convention d’Istanbul de prendre des mesures immédiates et de les mettre en œuvre, conformément au droit international, car la Turquie refuse de rendre compte de ses engagements internationaux. C’est dangereux et inquiétant, et cela peut avoir des conséquences pour nous tou.te.s, en Europe et dans le monde. Malgré l’offensive contre la société civile, nous continuerons à nous mobiliser et à nous organiser pour nos droits, déterminées et fortes de notre expérience. Nous ne permettrons pas que des décisions soient prises pour nous sans nous. Nous appelons toutes celles qui portent les valeurs de progrès à agir pour plus d’égalité, de solidarité, de justice en soutien aux femmes de Turquie.