Espace de libertés | Septembre 2021 (n° 501)

Écrans et éducation : vers un formatage des cerveaux ?


Dossier

Alors que le numérique s’impose en force dans l’enseignement, parfois dès la maternelle, de plus en plus de voix s’élèvent pour en souligner les effets délétères et controversés  : retard dans l’apprentissage du langage, chute de la concentration, voire dépression. Tout en pointant l’argument néo-capitaliste de « fracture numérique ».


Mis en place en 2011 par la plateforme de stratégie numérique Digital Wallonia, le projet École numérique vise à promouvoir les nouvelles technologies d’information et de communication à tous les degrés, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Depuis, le gouvernement wallon ainsi que ceux de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Communauté germanophone ont lancé quatre appels à projets dans ce sens, qui ont donné vie à plus de 200 initiatives pilotes menées par des équipes pédagogiques de tous les niveaux. Et, depuis 2012, ce sont quelque 34 millions d’euros qui ont été investis dans plus de 48 000 équipements fournis à 2 400 d’entre elles.

De façon générale, comme le présente le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, « au-delà de la mise en œuvre d’un projet particulier qui joue le rôle de déclencheur et de motivation initiale, c’est bien l’enracinement de pratiques pédagogiques exploitant le numérique ou éduquant au numérique qui est visé. Tout projet devra donc s’inscrire harmonieusement et durablement dans le projet pédagogique de l’établissement, et ce, bien au-delà de l’année scolaire qui le verra éclore ». Même discours à l’échelon européen, aujourd’hui traduit au travers du Plan d’action en matière d’éducation numérique (2021-2027).

Dualisation des savoirs

L’infiltration du numérique dans l’enseignement est pourtant loin de faire l’unanimité, tant dans le corps enseignant que du côté des élèves et des parents. En particulier après un an et demi de cours à distance, exclusivement ou en partie – ce qui, outre un décrochage massif, a eu des conséquences non négligeables sur la santé mentale des uns et des autres. À en croire le nombre d’études réalisées un peu partout en Europe et ailleurs, ainsi que les retours d’expériences sur le terrain, les opposants à l’éducation numérique sont de plus en plus nombreux depuis quelques années, de même que les écrits sur le sujet.

Un usage positif restreint

Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives et auteur de La Fabrique du crétin digital1, se montre très critique face à cette évolution  : « Le discours véhiculé sur le numérique est qu’il va révolutionner l’enseignement. Mais il s’agit de l’utiliser pour de bonnes raisons, comme apprendre à coder ou à utiliser un traitement de texte. Ou encore pour des cas particuliers d’enfants, où les écrans peuvent constituer une médiation intéressante. Cela reste les seuls cas, à ma connaissance, d’un usage positif. »

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Selon lui, les effets délétères sur le développement cérébral et émotionnel de l’enfant sont très importants  : « Dès l’âge de trois ans, les enfants passent en moyenne près de trois heures par jour devant les écrans, et les adolescents près de sept heures, pour ne parler que des usages récréatifs  : films, séries, jeux vidéo, chats, etc. Le cerveau du jeune enfant ou de l’ado n’est pas fait pour subir un bombardement sensoriel constant. Il s’ensuit par exemple des impacts négatifs sur le langage ou la concentration, en raison, notamment, du temps volé à des activités essentielles comme les relations intrafamiliales, la lecture, les devoirs scolaires ou le sommeil. Aujourd’hui, enseignants, pédiatres, orthophonistes témoignent de plus en plus. Certaines écoles proposent des écrans dans leur programme dès la maternelle, et on voit dans le métro beaucoup d’enfants en bas âge avec des tablettes, dont on sait qu’ils ne parlent qu’à partir de quatre ans. »

Pour Erik Rydgerg, ancien chercheur-formateur en éducation permanente, le numérique à l’école génère une perte de temps et d’acquis essentiels  : « Les enfants peuvent apprendre vite et seuls sur ordinateur tout ce que les adultes devraient leur enseigner. Je pense que l’on va vers une dualisation entre une élite qui sait encore rédiger correctement et une population abreuvée de smartphones et de Google, avec des contenus peu fiables. » Cette évolution profite avant tout à l’industrie technologique  : « L’économie donne les impulsions directrices d’une société. Pour cette branche, le jeune public, c’est du pain bénit, l’idée est d’en faire de nouveaux accros au numérique en l’absence d’une réflexion politique. »

La sur-informatisation, nouveau fléau

Quant à l’argument éculé selon lequel il faut éviter la fracture numérique, « on vit dans une mauvaise conjoncture. Il ne s’agit pas vraiment d’un problème de fracture numérique, mais de sur-informatisation. On constate par ailleurs que les enfants de milieux défavorisés y sont le plus exposés. La fracture justifie les investissements publics, on est en présence de “marchés captifs”. Et on sait que les grands manitous de la Silicon Valley ne mettent pas leurs propres enfants devant les écrans, cela en dit long ».

Dans le magazine en ligne de PointCulture2, la journaliste Catherine De Poortere réfute également l’idée d’une plus-value éducative de ce modèle imposé  : « À côté de ces conflits d’intérêts évidents, l’introduction de l’informatique et du code dans les programmes scolaires pose aussi la question du formatage des esprits. On conçoit très bien que de nouvelles matières puissent en chasser d’anciennes, dont l’indiscutable inactualité suffit à justifier l’éviction. Il n’empêche, toutes ces propositions vont dans le même sens. Le savoir académique traditionnel disparaît peu à peu au profit d’un savoir pratique axé sur le travail d’équipe et la résolution de problèmes. En un mot, il s’agit de former des ingénieurs et des techniciens plutôt que des citoyens cultivés dotés d’un solide esprit critique. Quant aux modules d’apprentissage numérique, s’ils présentent de nombreux avantages tels que l’enseignement à distance et personnalisé, c’est le système scolaire déjà fragilisé qu’ils menacent. »

Un point de vue partagé par Karine Mauvilly, historienne, juriste et enseignante dans des écoles publiques et Philippe Bihouix, ingénieur centralien3, tous deux questionnant la vitesse et l’ampleur de la diffusion d’outils numériques dans l’enseignement, et ce, en l’absence de tout débat sur leur légitimité. Un ensemble d’équipements assortis du jargon numérique correspondant  : salle informatique, tableau blanc interactif, « classes mobiles », sans oublier les tablettes, les logiciels d’appels, le cahier de texte et de saisie de notes, les cartables électroniques remplaçant les livres, les espaces numériques de travail… à l’instar du Grand Plan numérique lancé en France en 2014, où il est également présenté comme un « outil de lutte contre les inégalités ». Pour les auteurs, il s’agit avant tout d’« un choix pédagogique irrationnel ». Et de montrer du doigt l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui édite des rapports révélant l’effet neutre, voire néfaste, sur les apprentissages, tout en continuant à promouvoir le numérique à l’école. De plus, « l’école numérique serait aussi à l’origine de risques psychosociaux et sanitaires sur les enfants, totalement ignorés des institutions. Les effets sur la vision ont ainsi été dénoncés ». Sans parler du désastre écologique, à tous les niveaux.


1 Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, éditions du Seuil, 2019.
2 Catherine De Poortere, « Les enfants, le code et l’informatique  : propagande et réalité », mis en ligne sur www.pointculture.be, 7 juillet 2017.
3 Karine Mauvilly et Philippe Bihouix, Le désastre de l’école numérique. Paidoyer pour une école sans écran, Paris, éditions du Seuil, 2016.