Espace de libertés | Mars 2019 (n° 477)

État social : l’utopie du grand retour. Une rencontre avec Édouard Delruelle


Dossier

Quel État social pour le XXIe siècle ? C’est la question que se sont posés des centaines de professeurs d’université, de représentants du secteur associatif et différents experts. Leur vision, leurs idées, leur utopie, ils les ont couchées dans un « Manifeste pour un nouveau pacte social et écologique ». Le seul moyen de passer à un nouveau paradigme civilisationnel, selon Édouard Delruelle, professeur de philosophie politique à l’Université de Liège.


Pourquoi avoir rédigé ce nouveau manifeste ? Serait-ce un peu dans un esprit d’empowerment pour la gauche ?

Au départ, c’est vrai, c’est parti de gens appartenant plutôt au pilier socialiste avec une interrogation sur l’avenir des protections sociales (soins de santé, assurance-chômage et retraites). Mais c’est un groupe qui est avant tout pluraliste, certains sont plutôt proches de l’écologie, d’autres du mouvement chrétien. Et ce groupe d’ »experts » (des économistes, des hauts fonctionnaires, des professeurs d’université, des juristes, des philosophes, des mutualités, des syndicats…) a travaillé en toute indépendance et fait le récit de l’État social, rappelant sa naissance, sa force, mais aussi comment il a été, non pas démantelé, mais attaqué par le nouveau libéralisme. Le but : préserver ses institutions et leur donner un avenir. Ce narratif permet de « déringardiser » l’État social et de réaffirmer qu’il n’est pas le problème, mais la solution. Y compris par rapport aux sujets qu’il ne devait pas initialement régler, comme l’écologique, les défis de la robotisation, de l’informatisation, le vieillissement de la population, etc.

Est-ce un plaidoyer et à l’intention de qui ?

Il s’agit évidemment d’un plaidoyer. C’est certes un texte d’experts, mais nous souhaitons nous adresser à un large public et mobiliser très largement les forces progressistes, de la gauche radicale aux libéraux sociaux. Le but ? Essayer de repenser l’État social, de le redéployer à l’aune des nouveaux défis qui ne sont évidemment pas ceux de 1945.

Le manifeste avance qu’il est mensonger de prétendre que l’on peut encore se maintenir dans des taux de 5 % de croissance, étant donné que ceux-ci sont hérités de l’après-guerre et qu’aujourd’hui nous sommes face à d’autres paramètres qui ne sont plus propices à cette croissance ?

C’est l’une de nos thèses principales : nous sommes arrivés au bout d’un cycle et d’un système. La question était de savoir si l’État social est réellement indissociable du productivisme, c’est-à-dire de toute croissance à 5 % ? Il s’agit d’une thèse très prégnante chez les économistes selon laquelle l’État social suppose de gros taux de croissance qui impliquent un partage entre les actionnaires et les travailleurs. Et qu’à partir du moment où la croissance est de 1 % à 2 %, il n’y a plus d’État social possible, qu’il faut passer à autre chose.

La crise est organique et systémique, il nous faut absolument inventer autre chose. Sinon, nous risquons d’aller vers des formes de gouvernance de plus en plus sécuritaires et identitaires, avec des pauses démocratiques qui induisent des conséquences extrêmement graves. Il ne faut pas se tromper : le problème n’est pas le manque de croissance, mais les profits qui sont tout à fait irréalistes aujourd’hui. Il nous faut absolument trouver des modes de justice sociale, de distribution, d’organisation de la société, avec à l’avenir des taux de croissance plus bas. Ce serait d’ailleurs dramatique pour l’environnement, et la viabilité tout simplement, que l’on essaye de retrouver ce taux de 5 %. On voit bien que le capitalisme, s’il veut continuer sur sa lancée, est obligé d’être de plus en plus prédateur, cynique, destructeur des biens communs et de nos qualités de vie. Et c’est à cela qu’il faut mettre fin.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Dans les années 1980, on observe une grosse révolution fiscale qui va faire baisser massivement les impôts des hauts revenus, de même que sur le capital, avec un basculement de la fiscalité davantage axée sur les taxes indirectes. Et cela va faire basculer la gestion d’une grande partie de l’économie vers la finance. La contre-offensive néolibérale s’est faite en deux temps. Dans un premier temps, il y a encore eu une sorte de compromis avec l’État social, ce qui explique d’ailleurs que pendant les années 1990 et 2000, les partis socialistes et sociaux-démocrates peuvent rester au pouvoir dans des coalitions, et même tout seuls dans certains pays, parce qu’il y a encore un compromis. Les retraites, la santé et le chômage sont préservés. Mais l’on observe une privatisation des services publics, et un démantèlement du droit au travail. Et dans un deuxième temps, est arrivée la crise des subprimes, la crise des dettes privées et puis des dettes publiques : à ce moment-là, le néo-libéralisme entre dans une fuite en avant. Au lieu de se modérer, il en rajoute une couche en quelque sorte. À présent, il est obligé, pour maintenir les taux de profitabilité et pour vraiment faire basculer notre société dans un autre mode de fonctionnement, de s’attaquer au noyau : la santé, le chômage et les retraites. Si on laisse faire cela, on va avoir des explosions sociales fortes. Les gilets jaunes en sont déjà la manifestation.

Un État social sans services publics forts est-ce possible ?

Non. Maintenant, il faut savoir ce qu’on entend par services publics. Il faut avoir une vision large, premièrement, qui inclut des tas de services d’intérêts généraux, comme le secteur associatif auquel l’État, dans un pays comme la Belgique, délègue toute une série de fonctions. Ce ne sont pas que les fonctionnaires et que les administrations. Deuxièmement, il faut surtout que les services publics retrouvent l’esprit de service public. S’ils sont dans une mentalité de public management, de clients, de compétition, bref, dans une logique de rentabilité et de profitabilité, évidemment cela ne va plus. Il y a aussi évidemment la neutralité qui est un peu au cœur de vos questions et l’intérêt général. Ce n’est pas ringard d’avoir une vision où on regarde l’intérêt de la collectivité et non pas l’intérêt d’une sorte d’individu en particulier ou même de groupes, de communautés particulières ou de segments de la société. Un service public doit avoir une vision universelle du service qu’il rend, mais aussi d’intégrité, de transparence.

Comment imaginez-vous cet État social que vous qualifiez de moderne, pour répondre aux enjeux du XXIe siècle ?

On ne propose pas « le grand soir ». Ce manifeste n’a pas pour vocation de faire des propositions précises sur le revenu minimum, l’âge de la pension, etc. Mais il y a des principes que sont la solidarité, la démocratie, la justice sociale, à respecter. Et si je dois en retirer un, qui est toujours d’une très grande actualité, y compris pour envisager les nouveaux enjeux écologiques, de robotisation, de l’égalité femmes/hommes, du vieillissement de la population, des migrations, etc., c’est l’idée de la démarchandisation, de ce qui est essentiel aux individus. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, ne peut pas se vendre et s’acheter ? La culture, l’éducation, peut-être aussi l’air que l’on respire, la santé, la mobilité, la connectivité…

Vous utilisez le terme de « choix de civilisation », que voulez-vous dire par là ?

C’est une idée fondamentale par laquelle nous ouvrons d’ailleurs et terminons le manifeste, sur le constat d’une crise de civilisation. Nous ne sommes pas dans une crise cyclique, ou passagère, c’est une véritable crise de civilisation et nous sommes dans une phase de bifurcation. Soit on continue dans un paradigme néolibéral qui, en fait, est en train de mourir. Et dans ce cas-là, pour se maintenir, il va falloir changer de système politique. C’est un peu ce qui s’amorce dans toute une série de pays : au Brésil, en Italie, en Europe centrale, etc. On change de régime et l’on entre dans une forme de gouvernance autoritaire, certains diraient, néo-fasciste. Ou bien alors on réinvente une autre forme de civilisation.

Mais pour cela, l’échelle nationale est-elle la plus appropriée ?

Je pense qu’il faut sortir de l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule échelle sur laquelle se joueraient les choses. Il faut jouer à tous les échelons : le national, celui des régions, des villes, des bassins de vie, etc. Avec, évidemment, l’échelon supérieur, donc européen. Et concernant les enjeux climatiques, c’est à l’échelle mondiale que cela doit se faire. La deuxième chose, c’est que l’enjeu n’est pas tellement l’État contre la mondialisation, je ne crois pas du tout à cette division. D’autant plus que les États-nations sont indissociables de la mondialisation. Donc ce n’est pas juste de les opposer, mais par contre de savoir quelle est la part du pouvoir privé financier, celle des pouvoirs publics et du pouvoir étatique, dans la gestion de l’existence des individus. On voit bien qu’aujourd’hui, c’est cet écart qu’il s’agit de réduire. Évidemment que la question est internationale, mais on peut très bien faire des traités de convergence sociale, fiscale, de régulation des monnaies, tels que Piketty le propose. Et d’ailleurs, cela a déjà eu lieu, on a pu construire l’État social en 1945 parce qu’il y avait les accords de Bretton Woods, la déclaration de Philadelphie, et des politiques de régulation sur le plan international. En 1945, le FMI était une excellente institution qui devait veiller à ce que les États ne pratiquent pas de doping monétaire, c’est-à-dire ne dévaluent pas constamment leurs monnaies pour être compétitifs. C’est à partir des années 1970-1980 que le FMI est devenu un instrument du néolibéralisme.

Pourquoi ne renoue-t-on pas avec ce type de pratiques ? Quels sont les freins ?

Il y a une classe sociale qui n’a absolument pas intérêt à aller dans ce sens, parce que, tout simplement, même si elle ne représente pas un très grand nombre ce sont des intérêts très puissants qui freinent cela. Et c’est aussi dans les têtes. Il y a une hégémonie culturelle et idéologique. On voit bien qu’il y a beaucoup de gens parmi les décideurs politiques et même parmi les citoyens – y compris les citoyens progressistes – qui en fait n’y croient pas et qui ne pensent pas qu’une autre voie est possible, que nous sommes face à un choix et que nous pourrions très bien prendre une autre décision. Ils sont en quelque sorte résignés. Ce que nous avons voulu faire, c’est raconter un récit pour montrer qu’il existe une représentation, une anticipation positive de l’histoire.

Peut-être, pour conclure l’interview, une question au philosophe que vous êtes : l’égalité au sein de nos sociétés est-elle possible ?

Oui, bien sûr. La preuve que l’égalité peut exister, c’est que nous étions depuis 1945 dans un processus où les conditions d’existence entre les gens s’égalisaient. Et du fait que nous sommes revenus à une très forte inégalité, cela explose. Mais c’est une question compliquée. Parce que c’est quoi, l’égalité ? Selon la définition du sociologue Robert Castel, « c’est créer une société de semblables ». C’est-à-dire une société où malgré les différences de sexe, de couleurs, de religions et même de revenus, nous sommes des semblables. Nous appartenons à un monde commun et nous sommes reliés les uns aux autres par des institutions et des relations qui font que nous sommes dans un même monde. C’est une définition à la fois concrète et relativement réaliste, je pense, de l’égalité. Et cela, j’y crois complètement. Il n’y a jamais de solution définitive, l’égalité, c’est un processus. Ce n’est pas seulement une réalité objective, c’est aussi un ressenti, une dynamique. Et aujourd’hui, vous avez beaucoup de gens qui ont le sentiment que les inégalités sont telles qu’ils ne sont plus reconnus dans leur dignité la plus élémentaire. L’égalité est nécessaire à l’équilibre de nos sociétés.