L’émancipation des femmes a constitué une réelle préoccupation du mouvement laïque au cours de son histoire. Bref retour sur quelques aspects de ce combat pour l’égalité des droits sans distinction de sexe en Belgique.
Lors d’une audition au Sénat français en 2016, la philosophe Catherine Kintzler a évoqué le concept de « respiration laïque », selon elle « seule susceptible de libérer les femmes en faisant en sorte que leur place dans la société ne soit plus limitée à leur fonction de reproductrices »1. Si l’on peut s’étonner que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes nécessite encore ce genre de rappel au xxie siècle, une plongée dans l’histoire nous démontre que les liens entre laïcité et féminisme ne datent pas d’hier.
Les Lumières pour héritage commun
Inspirée par les Lumières et la raison, Olympe de Gouges est une figure intellectuelle d’exception, et sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée en 1791 revêt une grande importance historique. Autre voix stimulante de ce xviiie siècle, l’écrivaine anglaise Mary Wollstonecraft qui exprime ses revendications dans son célèbre essai A Vindication of the Rights of Women, publié en 1792. Elle y réclame une éducation identique basée sur la raison pour les femmes et les hommes.
Émanant d’un courant éclairé mais minoritaire, ces aspirations à l’émancipation des femmes et à l’égalité des droits ne sont pas suivies d’effets concrets dans la société foncièrement inégalitaire et misogyne du début du xixe siècle. Dans le tout jeune État de Belgique, malgré une Constitution aux allures progressistes, l’héritage du code Napoléon induit que les femmes ne jouissent d’aucun droit. Elles demeurent d’éternelles mineures sous la tutelle d’un père, d’abord, d’un mari, ensuite. L’idée que la nature de la femme, confinée à la sphère de la reproduction, diffère diamétralement de celle de l’homme est communément admise. La chape religieuse, l’ordre patriarcal et le poids des traditions concourent à maintenir les femmes dans cet état de subordination. Au sein des milieux progressistes, une critique sociale de la condition des femmes prend lentement corps. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, les associations de libres-penseurs vont ouvrir leurs rangs aux femmes et relayer leurs revendications d’émancipation et d’autonomie. Face à l’emprise de l’Église catholique sur la société, l’une des raisons de cet intérêt est de détourner les femmes d’un supposé penchant religieux « naturel ». En 1857, Le Prolétaire, organe de la société L’Affranchissement, indique que cette dernière a déjà bien admis qu’« il était urgent de lutter pour la liberté de la femme»2.
L’émancipation par l’éducation
L’action des premières féministes se concentre tout d’abord sur l’accès des filles à l’éducation, vu comme le moteur essentiel de l’émancipation féminine et d’un changement des mentalités. Libre-penseuse et franc-maçonne, Isabelle Gatti de Gamond est la représentante la plus illustre de cette phase pédagogique du féminisme. En 1864, encouragée par les milieux libéraux et libres-penseurs de Bruxelles, elle fonde la première école laïque pour jeunes filles dont elle prend la direction. Par la suite, une trentaine d’écoles moyennes vont être créées sur ce modèle dans le pays, soutenues par la Ligue de l’enseignement, des loges maçonniques et différentes associations. Ces écoles « à la Gatti », où ni le cours de religion ni le catéchisme n’ont leur place, sont largement conspuées par le clergé, les élus catholiques et la presse. Nombre de jeunes filles qui y sont formées deviendront, à la fin du xixe siècle, les militantes des premières associations féministes.
L’Université libre de Bruxelles, qui est aussi une émanation de la franc-maçonnerie, sera la première à ouvrir ses portes aux étudiantes en 1880. Elle va jouer un rôle non négligeable dans le développement du mouvement féministe.
Égalité et liberté
Certaines professions sont alors considérées comme inadaptées et immorales pour les femmes. En 1888 éclate l’« affaire Popelin ». Première diplômée en droit de l’Université libre de Bruxelles, Marie Popelin se voit refuser l’inscription au barreau par la Cour d’appel, en 1888, en raison de sa « nature féminine ». Avec son avocat, Louis Frank, elle fondera quatre ans plus tard la première association féministe structurée, La Ligue belge du droit des femmes, avec le concours d’autres militant.e.s féministes dont Léonie La Fontaine et son frère Henri, futur prix Nobel de la Paix en 1913. Bien que se voulant apolitique, la Ligue est liée au milieu libéral et libre penseur bruxellois. Son action va viser en priorité l’égalité juridique, économique et civile.
En 1893 et en 1895, les Congrès des libres-penseurs se prononcent de manière claire en faveur de l’émancipation de la femme. Au cours du Congrès de 1902, une liste des devoirs du libre-penseur est même énoncée. II s’agit de donner aux filles et aux garçons une éducation laïque identique, d’organiser la coéducation des sexes, d’accorder à la femme l’égalité des droits dans le mariage et dans la vie civile, de lui octroyer l’ensemble des droits politiques ou encore d’appliquer l’égalité salariale3.
La libre-pensée comme porte-voix
En ce qui concerne l’acquisition du droit de vote, le processus s’avère fastidieux. La Ligue belge du droit des femmes se montre très réservée sur le sujet. Le paternalisme ambiant et les fortes suspicions pesant sur la teneur du suffrage féminin – forcément conservateur – constituent des freins importants. Les partis laïques, socialistes et libéraux s’en méfient, car ils craignent que les femmes votent en fonction de la consigne du curé. Ce n’est qu’au lendemain du premier conflit mondial que quelques avancées sont concédées aux femmes. Et il faudra attendre le 27 mars 1948 pour que le suffrage belge devienne enfin vraiment universel ! Selon l’historienne Catherine Jacques, « le féminisme d’avant 1914 est un courant très minoritaire, dans une société dominée par les conflits sociaux »4. Après 1918, les féministes vont continuer à s’appuyer sur les loges maçonniques et les sociétés de libre-pensée pour relayer leurs positions.
Franc-maçonne, elle aussi, Louise De Craene-Van Duuren promeut un féminisme égalitaire et laïque. En 1928, elle fonde le Groupement belge pour l’affranchissement de la femme. Considérée comme la première idéologue du féminisme belge, elle érige le droit au travail en un droit fondamental pour chaque individu sans distinction de sexe et que toute société démocratique se doit de respecter5.
Au début des années 1930, pendant la crise économique, le mouvement féministe doit combattre des projets catholiques et fascistes qui visent à réduire le droit au travail des femmes. Une sorte de front féminin se forme vers 1934, avec la section belge présidée par Lucia de Brouckère, du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme où se retrouvent des féministes, des pacifistes, des laïques, souvent franc‐maçonnes.
Après 1945, les organisations rationalistes classiques connaissent un lent déclin. Néanmoins, le féminisme, l’égalité des droits et le libre choix demeurent des thématiques d’intérêt. En 1962, La Famille heureuse, premier centre de planning familial francophone, est ouvert à Bruxelles à l’initiative de personnalités laïques issues de l’Université libre de Bruxelles. À la suite de l’« affaire Peers », du nom de ce médecin humaniste arrêté en 1973 pour avoir pratiqué des avortements, le mouvement laïque milite inlassablement pour la dépénalisation de l’intervention volontaire de grossesse, au nom de la santé, de la liberté et du droit des femmes à disposer de leurs corps. Et ce combat n’est pas encore complètement gagné en 2021.
1 « La laïcité garantit-elle l’égalité femmes-hommes ? » dans « Rapport d’information de Mme Chantal Jouanno, fait au nom de la délégation aux droits des femmes », n° 101 (2016-2017), 3 novembre 2016, p. 92.
2 Hans Moors, notice « Libre pensée » in Éliane Gubin et Catherine Jacques (dir.), Encyclopédie d’histoire des femmes : Belgique xixe-xxe siècles, 2018.
3 Andrée Despy-Meyer, « La femme dans la libre-pensée », dans Yolande Mendes d Costa et Anne Morelli (dir.), Femmes, libertés, laïcité, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. « Laïcité » (série « Actualités », no 8), 1989, p. 13.
4 Catherine Jacques, « Le féminisme en Belgique de la fin du xixe siècle aux années 1970 », dans Courrier hebdomadaire du CRISP, nos 2012-2013, 2009, p. 14.
5 Ibid., p. 33.