Malgré le pouvoir des institutions religieuses exercé sur les écoles en Allemagne, certains établissements proposent, à la demande de nombreux parents, un cours commun mêlant éthique, philosophie et enseignement des religions. Sa généralisation serait un atout pour tous les enfants.
La place occupée par les religions des deux grandes Églises dans les institutions allemandes est à ce jour très importante. L’instruction religieuse, par exemple, est l’unique matière scolaire garantie par la Loi fondamentale. L’éducation catholique ou protestante est obligatoire dans la majorité des écoles, et elle est en règle générale enseignée deux heures par semaine dès le primaire. Les communautés religieuses minoritaires revendiquent désormais les mêmes prérogatives que les grandes Églises. Ainsi, depuis plusieurs années, des associations musulmanes, majoritairement orthodoxes, dispensent des cours d’instruction islamique.
Comme toute matière, l’instruction religieuse doit respecter les principes démocratiques de l’État. Cependant, ce dernier est également tenu de rester neutre et de garantir la liberté religieuse de chacun. Par conséquent, les communautés religieuses élaborent elles-mêmes le contenu des cours. La Hesse coopère, par exemple, avec l’Ahmadiyya Muslim Jamaat1. En 2020, elle a rompu sa collaboration avec DITIB2 à cause de sa dépendance à l’autorité religieuse de l’État turc, la Diyanet. Malgré cela, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a annoncé en mai 2021 son partenariat avec DITIB. Hambourg a développé un modèle spécial, « L’éducation religieuse pour tous ». Dans ce cours, les enfants sont encadrés par des enseignants protestants, alévis, musulmans et juifs. Différents groupes et organisations religieuses et politiques œuvrent pour que ce cours soit proposé dans toutes les écoles du pays.
Quelle place pour les athées ?
À la demande de nombreux parents, certains établissements proposent depuis plusieurs années un cours de philosophie, ou encore d’éthique et d’enseignement des religions3. Ce cours optionnel dépend de la législation de chaque Land ; pour cette raison, son appellation varie et son contenu est très hétérogène. Ce cours est neutre et non lié à une croyance spécifique, l’objectif étant de rendre les élèves aptes à façonner leur propre vie.
Le fait que le système éducatif allemand relève de la compétence des Länder rend toute cette structure assez confuse. Au lieu de reconsidérer le statut des Églises et d’amorcer le processus de sécularisation, tant sur le plan sociétal que son versant politique, l’État œuvre à institutionnaliser les organisations islamiques selon un modèle calqué sur celui des Églises.
Une question plus politique que spirituelle
Le nombre de musulmans vivant en Allemagne est en constante augmentation, et l’instruction islamique est de plus en plus revendiquée. Non par les parents d’élèves, mais par les organisations et les associations islamiques. Ces groupes se sont autoproclamés ambassadeurs de la communauté musulmane alors qu’ils ne représentent qu’une fraction minime des quelque cinq millions de musulmans vivant en Allemagne. Bien que leur agenda conservateur soit plus politique que spirituel, ce sont eux que l’on invite aux tables de décision politique, alors que les musulmans prônant un islam humaniste qui relève du privé sont souvent marginalisés et donc inaudibles, pour ne pas dire volontairement invisibilisés.
Les deux grandes Églises soutiennent les conservateurs. Voyant le nombre de leurs membres en chute constante, elles instrumentalisent les organisations islamiques : plus les associations islamiques obtiennent des privilèges, plus il sera facile aux Églises de maintenir les leurs. Dans le cadre de l’intégration des immigrants dits musulmans, certaines forces politiques avancent l’argument qu’il vaut mieux un cours dispensé par des enseignants formés par l’État que par certains prédicateurs de mosquées d’arrière-cour qui inculquent aux enfants un islam fondamentaliste. Certes, mais où trouver ces pédagogues qui enseigneraient un islam des Lumières ?
Un facteur clivant
De nombreux enfants d’immigrés n’ont pas eu la possibilité d’entrer en contact avec leurs petits voisins allemands avant leur scolarisation. Certains parents s’y opposaient en raison de leurs préjugés sur la société d’accueil. À leur scolarisation, ils ont pris conscience que ces préjugés étaient réciproques. Cette ségrégation imposée aux enfants dès le plus jeune âge a souvent généré le sentiment d’être étrangers aux deux mondes. Les enfants issus de l’immigration sont régulièrement considérés comme n’appartenant ni à la société d’origine de leurs parents ni à la société d’accueil. En séparant les enfants en fonction de la religion de leurs parents, ils n’apprennent que les croyances et les valeurs de leur communauté, mais pas celles de leurs camarades. Il en résulte une intensification des oppositions, de l’exclusion et de l’envie de démarcation.
Les conflits entre les différentes communautés musulmanes ont – malheureusement – atteint les cours d’école allemandes. Le harcèlement ethnique ou culturel s’est aujourd’hui étendu au harcèlement intra- et interreligieux. Cette forme d’intimidation n’est pas un phénomène nouveau. Il convient de noter l’escalade d’insultes et d’injures allant jusqu’à des menaces de mort. Les attaques contre les enfants alévis, musulmans séculiers ou juifs sont désormais un fait avéré. L’aliénation spirituelle qui accompagne l’éducation confessionnelle ne ferait, à mon avis, qu’exacerber ce clivage culturel. Cela se traduirait par des brimades envers les musulmans libéraux ou séculiers. Ces agressions seraient encore plus virulentes si le cours de philosophie restait une matière optionnelle, car le choix entre les deux matières équivaudrait à un coming out.
L’instruction islamique pose un problème en particulier pour les filles musulmanes, qui sont très souvent soumises à des restrictions sexo-spécifiques en raison de prétendues normes religieuses : elles sont fréquemment exclues des cours de natation, d’éducation sexuelle ou des sorties scolaires. Le voilement précoce des fillettes fait partie intégrante de la norme dans les cours d’école. Cette discrimination des petites musulmanes ne peut plus être niée. Il n’est pas rare que les filles issues de familles ou de communautés conservatrices soient forcées de respecter une image archaïque de la femme. L’instruction islamique ne fera que renforcer le récit d’un environnement orthodoxe. Il sera donc très difficile pour les filles et les adolescentes à l’âge adulte de prendre de la distance face au rôle qui leur est assigné et de s’affranchir du poids des traditions discriminatoires.
Le vivre ensemble s’apprend… ensemble
C’est pour toutes ces raisons que je plaide pour un cours intégratif de philosophie et d’éthique obligatoire pour tous les enfants sans distinction de religion, de conviction ou de sexe. Cette matière enseigne aux enfants la possibilité – indépendamment de leur appartenance ethnique, culturelle ou religieuse – d’apprendre à se découvrir en tant qu’individu et d’explorer le monde ensemble. Dans un espace adapté à leur âge, ils peuvent échanger leurs idées, rencontrer des opinions et des perceptions divergentes, apprendre à reconsidérer et à renoncer à leurs préjugés. Et ainsi, ils apprendront l’exercice de la critique, de la culture du débat, de la recherche du consensus et la tolérance dans la contradiction pour d’éviter l’exclusion et la marginalisation. Ce cours neutre, exempt de toute vérité absolue, transmettrait aux enfants un savoir sur les religions libre de dogmes et de normes sexistes. Un tel cours permet aux enfants de réfléchir, de différencier et de se distancier des influences idéologiques. En stimulant l’analyse, la réflexion et le raisonnement, les filles et les garçons issus de familles patriarcales apprendront à résister aux contraintes et aux rôles qui leur sont assignés, afin de se libérer et d’accepter l’égalité des sexes. Ce n’est qu’à cette volonté assumée qu’un système éducatif moderne, inclusif et éclairé formera ses futurs citoyens libres et fiers d’appartenir à une même communauté aux valeurs universalistes, égalitaires et humanistes.
1 Mouvement dit réformiste à vocation missionnaire fondé par Mirza Ghulam Ahmad à la fin du xixe siècle au Penjab.
2 L’Union turco-islamique pour les affaires religieuses.
3 Lebensgestaltung-Ethik-Religionskunde (L-E-R).