Espace de libertés | Mars 2019 (n° 477)

Dossier

Déliquescence des droits aux allocations, chasse aux chômeurs, activation à l’emploi… Quel bilan tirer après les coupes budgétaires et les restrictions des différents droits assurant la solidarité envers les plus précarisés ?


« Il ne faut pas plus de Restos du Cœur ou d’hébergements sociaux. Il faut qu’ils disparaissent, qu’on arrête de renoncer ou de juger et qu’on redonne la parole aux citoyens », lançait Christine Mahy, la secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP) lors des vœux publics de l’association. « On veut des politiques qui décident que la pauvreté n’est pas légitime, qui ne soient pas là uniquement pour l’organiser, la gérer. » Et de rappeler les principales revendications d’une organisation comme la sienne : des revenus au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui implique le droit au chômage ou au CPAS, l’arrêt du statut de cohabitant et un logement pour tous.

Et il y a du pain sur la planche ! On estime que 20 % de la population belge connaît un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, selon Statbel, l’Office belge de statistique. L’indicateur pour estimer le taux de pauvreté d’une population ? Le revenu : les membres d’un ménage sont considérés comme pauvres s’ils perçoivent moins de 60 % du revenu médian national1. Un taux de chômage qui diminue n’est donc plus synonyme de baisse de la pauvreté. Le phénomène des travailleurs pauvres et des exclusions du chômage est, à ce sujet, interpellant. Quelque 5 100 chômeurs ont perdu leur droit aux allocations d’insertion en 2018, selon des statistiques provisoires de l’Office national de l’emploi (Onem).

«Ils disparaissent des radars sociaux ! »

Pour Alain Vaessen, le président de la fédération des CPAS de Wallonie, « suite aux mesures prises en 2015 par le fédéral sur les exclusions du chômage, on a eu chez nous plus ou moins un tiers d’arrivées dans les CPAS. Pour un autre tiers, il y a eu un effet de mise à l’emploi. Mais pour le dernier tiers, et c’est le plus inquiétant, nous assistons à une sortie des radars sociaux. » Certaines personnes, en partie des cohabitant.e.s, n’ont plus de revenus. Des ménages n’entament pas les démarches pour leurs droits, d’autres s’endettent ou vont jusqu’à perdre leur logement. Honte de demander de l’aide ou déni ? Peu importe. La pauvreté augmente ».

Cela apparaît clairement aussi, chômage et revenu d’intégration sociale (RIS) constituent des vases communicants. Il y a quelques mois, le secrétaire général de la FGTB, Robert Verteneuil, rappelait que lorsqu’on annonce une diminution « de 8,5 % du nombre de chômeurs, on oublie de dire que parallèlement, on note une augmentation de 9,3 % de bénéficiaires du RIS. On peut donc penser que ces chômeurs en bénéficient également. » Le nombre de bénéficiaires d’une aide financière du CPAS ou d’une aide équivalente a dépassé le cap des 150 000 personnes, soit une hausse de 35 % par rapport à 2004. À la Fédération des CPAS, on rappelle que c’est l’État fédéral qui payait auparavant l’entièreté des allocations de chômage. Et que lorsqu’un chômeur devient minimexé, 45 % de la solidarité qui lui est consacrée est désormais à charge de la commune. Les CPAS sont donc devenus les derniers remparts publics contre la pauvreté. « Nous sommes le dernier réceptacle », avance Jean Spinette, coprésident de la Fédération des CPAS bruxellois.

Plus de justice fiscale

Quelles solutions apporter à cette problématique ? La fédération des CPAS supplie le prochain gouvernement d’augmenter les allocations sociales les plus basses et les revenus d’intégration jusqu’au niveau du seuil de pauvreté européen.  Une mesure qui coûterait, 1,14 milliard d’euros et qui pourrait entrer en vigueur progressivement, tout en revalorisant le salaire minimum pour que « travailler reste toujours plus attrayant que bénéficier d’une allocation ». Il faudrait également opter pour une individualisation des droits afin de « ne plus punir la solidarité familiale ». La baisse des allocations en cas de cohabitation en est l’exemple type.

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Le Réseau pour la justice fiscale (qui rassemble plusieurs organisations citoyennes et des syndicats) estime qu’il y a de l’argent pour financer ces mesures mais pas de volonté politique. Le Réseau souligne que « les multinationales présentes en Belgique paient en moyenne 10 % d’impôts sur leurs bénéfices. Celles qui utilisent les mécanismes légaux d’évasion fiscale de manière maximale ne reversent que 2 à 3 % d’impôts. Les conséquences sont doubles. De un, les citoyens ordinaires paient plus d’impôts. De deux, le manque à gagner affecte la solidarité et les services publics qui, dans une démocratie, devraient être financés par tout le monde en fonction des moyens de chacun ». « Il est indécent que certains se complaisent dans l’hyperaisance, tuant les services publics et portant atteinte à la vie des autres », ajoute Christine Mahy dont l’association soutient le Réseau pour la justice fiscale. L’injustice fiscale vient du fait que les revenus des capitaux et mobiliers échappent à l’impôt des personnes physiques. Le Réseau propose également un impôt sur les fortunes supérieures à 1 million d’euros, ce qui pourrait rapporter plus ou moins 7 milliards d’euros aux caisses de l’État.

Les nouveaux pauvres

Il y a urgence, car les instruments pour combattre la pauvreté sont en train de s’éloigner des institutions étatiques. On observe un glissement de la solidarité nationale vers les entités communales, d’une part et, d’autre part, vers des institutions indépendantes, des associations de citoyens, des ASBL. Autant de béquilles, généreuses certes, qui dans un monde moins imparfait ne devraient pas suppléer à une solidarité organisée par le public. Un exemple parmi d’autres ? L’an passé, la Fédération des banques alimentaires de Belgique a fourni une aide à 306 000 personnes dans le besoin. Un chiffre malheureusement en croissance. Marc Van Nes, qui a été le président des Banques alimentaires Namur-Luxembourg durant plusieurs années, perçoit aussi une détérioration des conditions de vie : « Contrairement aux clichés, dit-il, près de 80 % des personnes qui bénéficient d’une aide sont des travailleurs pauvres, et en particulier des femmes célibataires avec enfant(s). Les petits boulots, les contrats précaires, les CDD, les intérims à répétition ont changé le modèle de pauvreté. Un divorce peut tout faire basculer. Les petits pensionnés et les étudiants en stage d’attente allongent aussi la liste des nouveaux pauvres… »

Michel Huisman, l’administrateur du mouvement citoyen Gang des vieux en colère ne dit pas autre chose : « Ce qui a été le déclencheur de notre colère ? Nous avons découvert qu’il y avait des personnes qui n’avaient que 500 € pour vivre (certains indépendants, des personnes à la carrière incomplète). » Son mouvement apolitique revendique donc une réelle concertation sociale comme le prévoient la loi et le système de la pension par répartition. Il demande aussi le relèvement de la pension minimale à 1 500 € net liée au bien-être.

Pensionnés, étudiants et travailleurs, trois catégories de personnes touchées par la pauvreté, donc. Le nombre de travailleurs pauvres est estimé à environ 230 000 en Belgique. Ce sont des personnes qui ont des difficultés à joindre les deux bouts alors qu’elles ont un travail. Leur quotidien est fait d’une série de choix par défaut. Il faut choisir entre la nourriture ou la facture d’hôpital, entre payer le voyage scolaire du petit dernier ou le chauffage. Près d’un travailleur sur cinq ne peut plus faire face à un imprévu de plusieurs centaines d’euros comme une voiture familiale qui tombe en panne, une séparation ou des soucis de santé. Gare aux accidents de la vie. Près de 30 % des personnes suivies en médiation de dettes bénéficient d’une rémunération professionnelle, selon l’Observatoire du crédit et de l’endettement.

Les plus jeunes en première ligne

Les enfants sont au premier rang de la paupérisation de leurs parents. Pour l’UNICEF, plus de 9 % des enfants de moins de 16 ans sont considérés comme pauvres en Belgique. Et selon une étude européenne menée notamment par l’ancien ministre socialiste Frank Vandenbroucke, 15 % des enfants belges (de 1 à 15 ans) vivent dans une situation de « déprivation ». Celle-ci se traduit par le manque de plusieurs choses essentielles : impossibilité de participer à des loisirs, de vivre dans un logement chauffé correctement, de manger chaque jour des protéines… Pour la Fondation Roi Baudouin, « le constat est très paradoxal, car si l’on regarde le niveau global de richesse en Belgique, on n’est pas moins bien lotis que nos voisins. Or, on note une proportion plus importante d’enfants en déprivation. » Le fossé des inégalités se creuse et la pauvreté décolle.

 


1 Le revenu moyen des Belges s’élève à 17 824 euros par an.