Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Sans espoir ni désespoir. Un entretien avec Françoise Tulkens


Grand entretien

Juge, puis vice-présidente à la Cour européenne des droits de l’homme, ancienne présidente de la Fondation Roi Baudouin et de la Ligue des Droits Humains , Françoise Tulkens est en alerte. Préoccupée face à l’état de nos libertés fondamentales et de l’évolution de notre société, elle reste vigilante face aux turbulences, mais activement optimiste.

Quel regard portez-vous sur l’état de la liberté aujourd’hui ?

Droits et libertés vont ensemble. Les droits civils et politiques fondés sur la liberté ne peuvent être isolés des droits économiques, sociaux et culturels fondés sur l’égalité. Entre les droits-liberté et les droits-égalité, il y a des liens étroits, des interactions nécessaires. La démocratie sociale fait partie intégrante de tout système démocratique. Aujourd’hui, les formes d’oppression ont évolué ou, plus exactement, se situent sur de nouveaux fronts. Le pouvoir est aussi bien économique que politique. Certes, les droits fondamentaux sont toujours des droits de résistance contre l’État. Mais aujourd’hui, avec la redéfinition du rôle de l’État, ils sont de plus en plus invoqués dans des situations où interviennent des personnes privées ou des groupes, des acteurs non étatiques. Le respect des droits fondamentaux par les sociétés et les entreprises, aussi bien nationales que multinationales, devient une question cruciale. Je pense au tribunal d’opinion Monsanto qui devait se situer par rapport aux principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains (2011). En d’autres termes, les droits humains constituent le rempart ultime contre les abus et l’arbitraire des pouvoirs économiques, politiques, sociaux et familiaux.

Pensez-vous qu’en Belgique nos droits fondamentaux sont attaqués et qu’il s’ensuit une certaine déliquescence ? Observez-vous un « rétrécissement » de nos droits ?

Oui, on observe une régression, que l’on peut sans doute faire remonter aux quinze dernières années. Elle est liée à différents facteurs, à la fois la crise économique, l’austérité, la pauvreté, le terrorisme, la peur de l’étranger : autant de situations perçues comme des dangers et qui se sont amalgamées. Dans ce contexte, les droits et libertés sont menacés partout en Europe. Dans le domaine du droit pénal, nous risquons de passer de l’État de droit à l’État sécurité, et l’histoire nous apprend que c’est souvent le début des dictatures. Les chiffres mêmes le prouvent : il y a un accroissement des longues peines, la détention préventive n’est plus réduite au maximum, la surveillance est généralisée, etc. Évidemment, le terrorisme est le danger le plus grave, mais il ne faut pas pour autant s’arc-bouter sur des boucs émissaires et créer un État sécuritaire qui réduit les libertés et n’aboutit à rien. La lutte contre le terrorisme doit se mener avec le droit et pas contre le droit.

Vous avez affirmé récemment, à la RTBF, que si c’était à refaire aujourd’hui, la Belgique ne signerait pas la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). C’est une affirmation forte. Que vouliez-vous dire par là ?

Quand on évoque la signature de la DUDH, qui a 70 ans, on entend parfois qu’il s’agissait d’une époque où tout allait bien. C’est inexact : 1948, c’était le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la veille de la Guerre froide. Signer un texte où il est affirmé que « tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits » et reconnaître les droits économiques, sociaux et culturels comme un idéal commun, était incroyable. Imaginez-vous d’affirmer aujourd’hui le droit à un niveau de vie décent ? Je crois en l’importance de textes programmatiques qui s’inscrivent dans les esprits et dans notre culture. La DUDH fonctionne sur le mode de l’encouragement, de la persuasion, et c’est comme cela qu’il faut commencer, initier un mouvement. La DUDH l’a fait. Aujourd’hui, il faut évidemment être plus exigeant. Ma préoccupation actuelle est celle de l’effectivité. Les États doivent appliquer les textes qui garantissent les droits humains. Ainsi, s’agissant des droits sociaux, il n’est plus suffisant de soutenir que les États sont soumis à une obligation de réalisation progressive ; il faut que les instances de contrôle, par exemple le comité onusien des droits sociaux, en examinent concrètement la réalisation. C’est ce que demandent les jeunes par rapport au climat – des actes et non des intentions – et ils ont raison. Les droits humains sont dans une zone de turbulence, que je pense conjoncturelle. Il ne s’agit donc pas (encore) de déliquescence, mais il faut tout faire pour éviter que cela ne le devienne. Nous devrions créer en Belgique une Commission consultative des droits humains, un organe de vigilance indépendant institué par l’État, qui examine la situation dans le pays et qui contrôle notamment en amont la compatibilité des projets/propositions de loi avec les droits garantis. Le gouvernement le promet depuis des année. Cela existe dans les pays proches mais ici, cela reste dans les cartons… Pourquoi ?

Quels sont les droits fondamentaux que nous devons encore conquérir et, surtout, rendre d’urgence effectifs ?

La santé, l’environnement, le logement et l’éducation, qui font partie du socle des droits économiques et sociaux de la DUDH. Ils se trouvent dans les textes internationaux, dans la Charte sociale européenne, dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union, dans nos Constitutions, mais il faut les rendre justiciables. Le droit à la protection du patrimoine de l’humanité et, plus largement, à la culture sont aussi essentiels : j’ai la faiblesse de croire que la culture va construire plus de ponts que de forteresses et qu’elle va réveiller notre démocratie au lieu de l’endormir. L’expérience du tribunal Monsanto m’a aussi montré qu’il est urgent de développer la responsabilité des entreprises envers les droits de l’homme – les codes de conduite ne suffisant pas. Enfin, la question des migrations est cruciale. La situation des migrants est une honte nationale et européenne, une atteinte grave aux droits humains. Je pense qu’il est urgent de reconnaître le droit de l’hospitalité comme droit fondamental.

Faudrait-il créer une sorte de Tribunal pénal international pour la justice climatique et environnementale ?

Le droit suit les événements, il ne les anticipe pas, et la mobilisation actuelle de la société civile pour la défense du climat et de l’environnement est un facteur décisif. Oui, il faut créer une justice climatique et environementale, mais pour autant, il ne faut pas pénaliser à l’extrême. Le crime d’écocide qui est envisagé comme crime international concerne les atteintes graves et la destruction systématique et volontaire de l’environnement. Actuellement, il pourrait relever de la Cour pénale internationale de La Haye qui peut déjà considérer comme crimes de guerre et comme crimes contre l’humanité des atteintes graves à l’environnement.

Que faudrait-il pour que l’enjeu des migrations soit davantage pris en charge par l’Europe ?

L’Europe doit développer une politique et ne pas se limiter à des mesures d’ordre technique, comme le règlement de Dublin. C’était d’une naïveté incroyable de penser que cela allait fonctionner car la situation des pays frontaliers n’est pas tenable. De surcroît, l’Europe accueille finalement peu de migrants à l’échelle du monde, il faut démentir les annonces qui prétendent le contraire. Les États, quant à eux, doivent s’engager dans de bonnes pratiques et ne pas rester dans l’immobilisme sous couvert d’un manque d’action au niveau européen et tâcher, par capillarité, de convaincre d’autres pays.

Pensez-vous que nous avons perdu notre idéal commun ?

C’est une question difficile, car il n’est pas aisé de savoir si les constats actuels sont d’ordre conjoncturel  ou structurel. Oui, il faut certainement penser et repenser notre démocratie, peut-être moins dans ses principes que dans ses modalités. Non, nous n’avons pas perdu notre idéal commun même si celui-ci peut prendre des formes différentes. En tout cas, je ne souhaite pas m’enfermer dans l’idée qui serait celle de la déliquescence car le pessimisme peut créer le phénomène que l’on entend combattre.

Aujourd’hui, la parole a de moins en moins de valeur, même celle des professionnels, des experts de différentes questions. Quel regard posez-vous sur ce phénomène ? Est-ce de la liberté d’expression ?

La liberté d’expression est presque le droit le plus important, elle s’applique à tout le monde et elle est le fondement de la société démocratique. « Est démocratique », dit Ricœur, « une société qui se reconnaît divisée. » C’est la reconnaissance d’une société qui accepte « les propos qui heurtent, qui choquent et qui inquiètent ». Est-ce que la parole des experts est tellement discréditée aujourd’hui ? Elle est parfois inaudible et il y a de nombreux faux experts… Je trouve positif que la parole se libère et les limites sont les discours racistes, antisémites, islamophobes, fondés sur la haine de l’autre qui incitent directement à la violence.

Durant toute la dernière législature, différents ministres de la N-VA n’en ont-ils pas un peu abusé, de cette liberté d’expression ? En son nom, on a vu fleurir des affiches antimigrants racistes, Théo Francken remettant ouvertement en question de grands textes fondamentaux. Cela ne participe-t-il pas à cette décrédibilisation de la parole et des valeurs fondamentales de nos démocraties ?

L’exemple des affiches est incroyable car elles ne sont pas le fait d’une personne toute seule dans son coin. Ce qui est grave, c’est qu’elles ont pu franchir toutes les étapes jusqu’à leur publication. Je pense que ce n’était pas suffisant de les retirer en prétextant une erreur ; il aurait fallu en débattre davantage. Ce que l’on observe actuellement par rapport aux migrants, aux minorités, aux Roms, ce sont toutes sortes de petites entailles qui érodent progressivement les démocraties. Des entailles faites par des responsables politiques qui pervertissent les valeurs par lesquelles ils sont arrivés au pouvoir (Francken, Orbàn). Nous ne pouvons pas nous endormir car, comme le disait René Cassin, demain nous nous réveillerons en dictature. Nous devons rester vigilants.

Quelles sont vos sources d’espoir pour l’avenir de nos sociétés et de nos libertés ?

La jeune génération et son engagement. Nos enfants manifestent pour eux mais aussi pour nous. Le respect des droits humains requiert une vigilance permanente, sans espoir ni désespoir car ce n’est pas cela qui compte. Nous devons garder le sens de l’injustice et avoir le courage de vouloir la justice.