« D’un songe, j’ai sorti la reine du monde » : telle est l’inscription que l’on peut trouver sur la façade nord du « Palais idéal » du Facteur Cheval. Si les « bâtisseurs de l’imaginaire » fascinent, c’est qu’ils matérialisent la force de l’obstination, la possibilité rare de construire un monde à son image, à partir de presque rien.
En janvier 2019 sortait sur les écrans L’incroyable histoire du facteur Cheval du réalisateur Nils Tavernier, avec Jacques Gamblin dans la peau de Ferdinand Cheval (1836-1924), qui construisit à Hauterives, dans la Drôme, son Palais idéal. Ancien boulanger devenu facteur, Cheval parcourait chaque jour une quarantaine de kilomètres à pied pour sa tournée. À la fin des années 1870, il bute sur un caillou dont la forme le fascine. Il l’empoche et se met à en collecter d’autres jour après jour. Un rêve lui vient : construire un palais merveilleux à partir de ces cailloux étranges. Sans être maçon ni architecte, Cheval édifie des escaliers sinueux, des colonnes, des tourelles, trois immenses statues (César, Vercingétorix, Archimède), au milieu d’une profusion de détails. Son Palais est aujourd’hui classé au titre de monuments historiques.
L’œuvre d’une vie
L’Art brut (1), une somme récemment parue, consacre un de ses chapitres à ces étonnants architectes autodidactes. On y découvre que Ferdinand Cheval a, de par le monde, des cousins aussi déterminés et imaginatifs. Ainsi en va-t-il de Nek Chand Saini, un inspecteur de la voirie indien, qui a collecté des pierres dans le lit d’une rivière et conçu au fil des années un royaume fantastique de seize hectares, comprenant 2000 personnages sculptés, des formations rocheuses, des chutes d’eau artificielles, des promenades. « Le besoin de décorer et d’embellir son habitat est une impulsion puissante et commune à beaucoup d’êtres, y compris dans le règne animal. Mais pour certains, bien loin du plaisir d’aménager une gloriette de jardin ou d’orner de coquillages la porte d’une villa en bord de mer, cette forme de créativité devient une obsession, l’œuvre d’une vie », explique John Maizels dans L’Art brut. Aménagé secrètement et illégalement dans un bois public, à la périphérie de la ville nouvelle de Chandigarh, le Rock Garden de Nek Chand Saini a failli être détruit par les autorités, qui voulaient y faire passer une route, avant d’obtenir une reconnaissance officielle en 1976.
Un phénomène culturel
« Individualistes obstinés qui créent envers et contre tout, malgré tous les obstacles », ces architectes ont en commun de n’avoir ni formation ni moyens matériels et d’être issus de milieux modestes. C’est Raymond Isidore, dit Picassiette, qui édifie à Chartres une maison ornée de mosaïques à partir de débris de verre et de faïence. C’est Fernand Chatelain qui bâtit son Jardin humoristique dans la Sarthe, à Fyé. Mais aussi le Rainbow Village à Taïwan, la Maison du hibou en Afrique du Sud… « Ce genre de créations architecturales existe partout dans le monde. Toutefois, elles sont plus nombreuses aux États-Unis et en France, ce qui pose question », explique John Maizels. « Ces espaces étant l’expression de fortes individualités, peut-être faut-il y voir le résultat de l’histoire de ces deux pays, qui ont connu des révolutions contre une autorité royale ou impériale et ont tous deux glorifié la liberté. »
« Ces entreprises utopiques ne peuvent être ni vendues, ni déplacées, ni exposées ailleurs, ce qui leur donne un statut très particulier », rappelle encore John Maizels. Dans Ce qui n’a pas de prix (2), Annie Lebrun pointait pour sa part le moment historique à partir duquel ont émergé les chimères monumentales de « ceux qui, du plus bas de l’échelle sociale, ont choisi l’espace pour y faire surgir leur rêve, au moment où la société industrielle commençait à le défaire en modifiant toutes les données naturelles ». La philosophe ne voit rien de moins en ces lieux qu’une « critique radicale de la médiocrité pavillonnaire mais aussi de l’esthétique de parvenus dont s’enorgueillissent la quasi-totalité des grandes réalisations architecturales de ce temps. » Érigées à la force de l’obstination mais à contre-courant des logiques productivistes, ces bâtisses de l’imaginaire se proposent comme autant de temples où méditer la condition contemporaine.
(1) Martine Lusardy (dir.), L’Art brut, Paris, Citadelles & Mazenod, 2018, 592 p.
(2) Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix, Paris, Stock, 2018, 176 p.