Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Film passionnant, passionné, âpre et direct, « Sofia » s’intéresse à la condition de la femme au Maroc à travers l’histoire d’une mère célibataire. Ce drame trace avant tout le portait d’un pays en proie à une sévère fracture sociale où relations hors mariage et avortement sont interdits.

Un déjeuner réunit deux sœurs et leurs familles. Leila (Lubna Azabal) vit dans l’opulence. Et sa fille, Lena (Sarah Perles), a terminé des études de médecine. Zineb (Nadia Nazi) reçoit tout ce petit monde dans son intérieur un peu étriqué. Son époux, Faouzi (Faouzi Bensaïdi), s’apprête à sortir de la gêne en concluant une affaire grâce à l’entregent de sa belle-sœur, Leila. Leur fille, Sofia (Maha Alemi), à peine sortie de l’adolescence, s’affaire à la cuisine, avec une mine de déterrée. Lena diagnostique rapidement la grossesse de sa cousine, dont cette dernière n’avait pas conscience. Et l’aide à accoucher dans un hôpital de Casablanca.

Sofia n’est pas mariée et, au Maroc, les relations sexuelles hors mariage sont passibles de prison, au gré d’une loi qui ne s’exerce toutefois pas avec le même poids sur chacun.e. « J’ai rencontré plusieurs cas comme celui de Sofia », explique la réalisatrice Meryem Benm’Barek. « L’histoire que je ra­­con­te dans mon film est assez connue des Marocains. C’est un récit comme en vivent beaucoup de jeunes femmes au Maroc. Dans la seule ville de Casablanca, 150 femmes accouchent hors mariage chaque jour. Et sont donc hors-la-loi. Il était évident, pour moi, de parler de cette situation. »

Deux poids, deux mesures

Assez rapidement, le choc entre le sort de Sofia et les institutions et coutumes marocaines se double d’un dialogue acerbe, d’abord déroutant puis fascinant, entre les deux cousines. L’incompréhension qui se creuse entre les deux jeunes filles se manifeste d’abord par la différence de langue : l’une est francophone, l’autre arabophone. Pour devenir ensuite un gouffre lorsque l’on commence à discerner les stratégies respectives de Lena et Sofia.

Benm’Barek poursuit : « J’ai écrit ce film justement parce qu’il me manquait quelque chose dans la représentation faite des héroïnes du monde arabe. Souvent, on les représente comme des victimes de tout un système patriarcal. Je ne nie pas la place du patriarcat dans les institutions comme la justice, la santé ou l’éducation… mais j’avais envie de dépasser cette réflexion et d’inscrire les questionnements liés aux femmes arabes dans un contexte social et économique très précis. Je mets face à face deux personnages venant de deux milieux totalement différents : Sofia représente la classe moyenne et sa famille essaie de se hisser au rang des plus aisés. Face à elle, sa cousine et sa famille viennent d’un milieu plus privilégié. Si ce déni de grossesse en dehors du mariage était arrivé à Lena, la cousine, la situation et le parcours du personnage n’auraient pas du tout été les mêmes. »

« Montrer le Maroc comme il est… »

Formellement, Benm’Barek procède avec une lucidité interdisant les fausses pudeurs politiques et les images de cartes postales retouchées. Elle pratique un cinéma au plus près de l’os. Qui, si le terme n’était pas autant galvaudé, pourrait carrément être qualifié de « cinéma-vérité ». « Quand je réfléchis à mon travail, je me dis que je n’ai pas cherché à être audacieuse dans ce sujet, très connu là-bas, comme je vous le disais. En fait, j’avais juste envie de dresser le portrait du Maroc contemporain. J’ai fait très attention à questionner constamment les clichés : que ce soit dans mes mises en scène, les choix de costumes, des décors, des dialogues, des séquences, de la manière de diriger les acteurs… Ma ligne de conduite était d’éviter toute forme d’“auto-exotisation”, parce que le Maroc est un pays très touristique. Donc, beaucoup d’Occidentaux connaissent le Maroc, sans vraiment le connaître. C’est un pays très séduisant, très beau, avec des paysages magnifiques, une très jolie architecture. Mais parfois, il faut tourner le dos à la beauté. Et celle-ci ne se trouve pas seulement dans l’esthétisme. Moi, j’ai juste essayé de le montrer comme il est. Je n’ai pas tenté de le salir, ni de le rendre beau. J’ai juste voulu rester au plus près de la réalité. »