Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Culture

Ses sculptures, installations et œuvres inclassables mêlent des univers antinomiques tout en usant de technologies modernes surprenantes. Le plasticien belge Wim Delvoye désacralise l’art moderne et enchevêtre la beauté et la trivialité.

Il n’a pas son pareil pour mêler la robustesse d’un pneu de tracteur et la finesse de la ciselure ajourée, la grossièreté des épluchures de patate au romantisme des mots d’amour, la noblesse de la gravure sur marbre à la bassesse des jeux vidéo inspirés par la guerre ou encore la vulgarité d’un camion benne à la légèreté du style gothique : pas de doute là-dessus, Wim Delvoye aime jouer avec les opposés, et surtout détourner et renverser les valeurs.

Un goût qu’il partage incontestablement avec Jérôme Bosch, Pieter Bruegel et James Ensor, artistes flamands tout comme lui, à quelques siècles d’intervalle. Et comme ils l’ont fait avant lui, ses œuvres « témoignent de son regard attentif aux mutations en cours dans nos sociétés ». À ses travers aussi : le consumérisme, la violence, la tendance à la confusion du virtuel avec la réalité. Ce qui nous fascine chez lui, c’est sa manière de sublimer des objets du quotidien et des références de la culture populaire et de provoquer « une confrontation déroutante entre pur et impur, entré sacré et profane ».

On aurait aimé lui rendre visite dans son atelier de Gand, mais Wim Delvoye était à l’étranger au moment d’écrire ces lignes. Une fois passée la déception de ne pouvoir le rencontrer, on a filé aux Musées royaux des Beaux-Arts qui proposent un impressionnant panorama de son travail. Quelques œuvres inédites et une sélection emblématique de sa production artistique des vingt dernières années : le parcours est bien construit et intégré au lieu. On a apprécié aussi l’atelier créatif du style « Décore-moi un cochon », directement inspiré de ses célèbres porcs tatoués qui ont tant fait polémique.

© Courtesy Wim Delvoye / Foto Studio Delvoye© Courtesy Wim Delvoye / Foto Studio Delvoye

Une démarche agnostique

Parmi les œuvres de Wim Delvoye, on trouve des crucifix, des vitraux, des cathédrales. Autant de symboles du catholicisme dont il s’empare pour mieux les détourner… Et les déformer, comme le Christ en croix qui termine en ruban de Möbius. Comme l’analysent Gilbert Perlein et Rébecca François, « Wim Delvoye met en scène nos tabous et les interdits religieux ; non pour choquer mais pour révéler les paradoxes. Il ne [faut] pas y voir un acte de profanation, pas plus qu’une restauration du spirituel, mais bien une volonté de saisir les contradictions de notre société. » En effet, s’il avoue une faible pour le style néogothique, il insiste sur le fait que la religion ne l’intéresse pas : « Je ne suis pas religieux. Pendant la majeure partie de ma vie, j’ai été athée en quelque sorte. J’ai une démarche artistique qui est très agnostique. Je ne voue pas un culte à l’art. J’aime l’art et j’en fais au quotidien. Mais mon métier n’en est pas une vénération. » (1)

S’il y a bien une œuvre, ou plutôt une installation, qui le prouve, c’est Cloaca. Bien qu’elle trône, grandiose et dégoûtante, et occupe inévitablement une place importante au cœur de la rétrospective, on ne s’attardera pas sur la fameuse « machine à étrons » qui a beaucoup fait parler d’elle. Il ne faut pas être expert en art moderne pour faire le lien avec la Merda d’artista de Piero Manzoni (1961), du scatologique provocateur qui renvoie au fondement de l’art même.

Qu’est-ce que l’art ?

« Ce que les gens qualifient d’art, c’est ce que les riches achètent. Et ce que les gens considèrent comme n’étant pas du vrai art, c’est ce que les pauvres font. » Selon Wim Delvoye, l’appât du gain, le profit, n’a rien à voir avec l’intérêt pour l’art : « L’art n’existe que grâce à la lutte des classes » (2). Dans ses œuvres, il emploie des techniques issues de l’artisanat et de l’industrie qui ne sont pas considérés comme relevant de l’art et qui ne participent habituellement pas au débat intellectuel à son sujet. « L’art, c’est changer ce que les gens pensent de l’art », déclare celui qui tatouait des cochons et tordait les statues. « C’est du gaspillage », dit-il aussi. Ce qui est sûr, c’est que se plonger dans les œuvres tout en contradictions de Wim Delvoye, n’est en rien une perte de temps.

 


(1) Entretien avec Wim Delvoye, Fondation Phi pour l’art contemporain, 15 décembre 2016.
(2) « Wim Delvoye, l’art et la lutte des classes », entretien par Hugo Vitrani et Ludovic Lamant, Médiapart, 2002.