Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

À la rescousse de la société civile


International

Seize fondations européennes se sont penchées sur le berceau de Civitates en 2018. Ce consortium veut lutter contre le « rétrécissement » du champ d’action de la société civile et la désinformation.

Et si on essayait la philanthropie pour arracher l’Europe à ses démons ? C’est l’objectif que poursuit Civitates, une initiative née de la volonté de seize fondations philanthropiques de soutenir et de renforcer la société civile. Un peu partout en Europe (essentiellement centrale et orientale), Civitates soutient des associations versées dans la défense des droits civils, des droits de la femme, des LGBT ou des migrants. Avec, comme constante, de renforcer les liens entre des acteurs susceptibles de défendre la démocratie dans un monde où le virtuel peut provoquer d’incalculables dégâts, bien concrets ceux-là.

Plus de 4 millions d’euros ont été engagés pour la période 2018-2020. Lors de son lancement en 2018, Stefan Schaefers, responsable des affaires européennes à la Fondation Roi Baudouin et président de Civitates, expliquait que « dans un monde où la désinformation circule cinq fois plus vite que la vérité, des mécanismes de sauvegarde plus solides sont nécessaires pour que les discours de haine et la désinformation ne puissent plus se propager en ligne, comme ils l’ont fait jusqu’à présent ».

La désinformation et la propagande ne datent pas d’hier, bien sûr. Mais le tam-tam des réseaux sociaux leur donne désormais une résonance incontrôlable, permettant à des quidams ou à des puissants de peser négativement sur les opinions publiques et d’y répandre des messages de défiance et de haine. Au bout du compte, c’est la liberté d’expression qui est dépréciée, amoindrie, prise en otage. Les propos les plus fondés, les plus rationnels ou les plus sages se perdent dans le tourbillon des mensonges et des délires. Parmi beaucoup d’autres, les arguments rabâchés par les Brexiters en disent long sur la capacité de nuisance des fake news. On se souvient de l’argument porté tous azimuts par l’euro­sceptique Nigel Farage, argument qu’il démentit après le référendum sonnant le divorce de l’EU et du Royaume-Uni : en quittant l’Union européenne, Londres allait économiser 350 millions de livres par semaine et pourrait en faire profiter chaque citoyen en les injectant dans la sécurité sociale… Un discours reposant sur du sable, et assurément destructeur.

Bien sûr, la riposte s’organise. Les fake news sont dans le collimateur des gouvernements démocratiques. L’Allemagne et la France ont leur loi « anti-fake news ». L’automne dernier, Charles Michel a annoncé la création d’un fonds pour soutenir les initiatives de fact checking (vérification de faits), espérant ainsi arroser l’arroseur. Un budget de 1,5 million d’euros était annoncé, mais les affaires courantes ont tué le projet dans l’œuf.

La philanthropie pour les droits humains

L’ampleur de cette lutte et les moyens encore réduits qui lui sont attribués pour l’heure trouvent une réponse avec la création de Civitates. L’initiative vise « à répondre à deux menaces : le rétrécissement du champ d’action de la société civile, d’une part, et le discours public et la digitalisation, d’autre part », explique Léonie Van Tongeren, la fund manager du consortium. « Le rétrécissement civique est une tendance inquiétante pour Civitates. Les forces de l’ordre se sentent encouragées à harceler les collaborateurs des ONG, des lois qui portent atteinte à la liberté de se rassembler et de s’exprimer librement sont votées, la censure prend de plus en plus d’importance ; des barrières sont dressées… »

Pour Civitates, la fragilisation de l’open society doit en partie à la manipulation de l’espace numérique et à « l’influence effrénée d’une poignée d’acteurs technologiques, qui dominent désormais la sphère publique ». Quels acteurs ? Léonie Van Tongeren s’abstient de désigner des moutons noirs. Ici, pas de mise au pilori des GAFAM (Google, Appel, Facebook, Amazon et Microsoft), accusés habituellement de colporter sans scrupules et à la vitesse numérique les délires les plus stupides ou au contraire les mieux échafaudés. Civitates met davantage en garde contre la globalité d’un environnement qui refuse la transparence pour mieux emprisonner les têtes et les consciences.

« Au bout du compte, il y a chaque fois plus de pression sur la société civile. Face à l’érection de barrières, il est de plus en plus difficile pour elle de faire son job et de faire entendre sa voix. C’est dramatique, que ce soit en matière de droits civiques, économiques, de recherche de compromis… Or, une société civile forte est essentielle pour la démocratie », martèle Léonie Van Tongeren. « Notre objectif est de soutenir tous ceux – citoyens, universitaires – qui portent dans la société les valeurs de la démocratie pour résister au “rétrécissement”. »

L’absence de transparence et l’impunité qui servent les dérives du web ont d’évidentes implications sur la qualité du discours civil. Mais on pense aussi à la manne financière que certains de ces acteurs emportent grâce à la publicité et à l’exploitation des contenus. En ce sens, la directive Copyright adoptée en mars dernier par le Parlement européen, qui valide la réforme du droit d’auteur dans le monde numérique, pourrait redistribuer les cartes et peut-être apporter un bol d’oxygène à la presse libérale.

Les dommages collatéraux de l’antiterrorisme

Toutefois, le « rétrécissement » de la capacité d’action de la société civile n’est pas que le fait de la pression numérique. Les législations antiterroristes ont, volontairement ou non, un impact sur les libertés individuelles et démocratiques. Surveillance accrue des actions militantes, contrôle du discours, flicage de la téléphonie… contribuent à les enfermer dans un carcan. « Un sujet sensible », pour Léonie Van Tongeren, la difficulté ici étant bien sûr de savoir où placer le curseur entre sécurité et liberté.

Concrètement, Civitates est fidèle à la maxime qui veut que « l’union fait la force ». Elle émane, on l’a dit, de la volonté de seize fondations européennes de mettre leurs efforts en commun. Parmi lesquelles la Bertelsmann Stiftung, la European Cultural Foundation, la Fondation de France et la Fondation Roi Baudouin. « Aucune organisation, aussi innovante soit-elle, ne peut renforcer la démocratie à elle seule », rappelait Léonie Van Tongeren lors du lancement de Civitates.