Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Paroles, paroles… et crédibilité


Dossier

L’espace public numérique a révolutionné l’exercice de la liberté d’expression. Mais depuis que tout le monde donne son avis sur tout, les mots semblent avoir perdu leur poids. La parole est-elle décrédibilisée ?

En vertu de l’article 19 de la Constitution, la liberté de manifester ses opinions en toute matière est garantie, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de cette liberté. La Convention européenne des droits de l’homme est encore plus explicite dans son article 10 : « Toute personne a droit à la liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

Internet et plus particulièrement les réseaux sociaux ont rendu effectif le projet révolutionnaire de nos constituants. Jusqu’à la fin du XXe siècle, cette liberté était de facto restée l’apanage de ceux qui avaient accès aux médias de masse. Certes, tout le monde pouvait s’exprimer, mais sans support médiatique, cette expression restait confidentielle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : chaque citoyen peut s’emparer de l’espace public numérique pour s’exprimer. C’est l’avènement du « journalisme ouvert »1. Dorénavant, tout citoyen est effectivement libre de manifester ses opinions en toute matière. Internet a supprimé toute différence, dans l’accès au public, entre le citoyen et le journaliste, l’écrivain ou le pamphlétaire. Il suffit dorénavant à chacun de disposer d’un ordinateur ou d’un smartphone et d’une connexion à la toile, pour pouvoir communiquer librement faits et opinions à un public indéterminé.

Plus de privilèges pour la presse

Et si la majorité de ceux qui s’expriment publiquement n’ont pas plus d’écoute que lorsqu’ils devisaient au café du commerce, certains ont acquis une réelle audience à faire parfois pâlir d’envie les médias traditionnels. Ce sont d’ailleurs les journalistes qui, les premiers, ont vu d’un très mauvais œil se développer cette expression citoyenne au détriment de leur monopole. On en trouve une parfaite illustration dans les propos du journaliste Olivier Duhamel, à propos des réactions diffusées sur Internet à la suite du décès, quelques jours auparavant, du jeune militant d’extrême gauche Clément Méric, mort sous les coups d’un militant d’extrême droite : « Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est l’envahissement du commentaire […]. Chacun se sent investi, enfin beaucoup de gens se sentent le droit de nous donner le fin mot de la raison de cette tragédie. Je trouve cela très choquant et très irrespectueux du travail normal des journalistes »2.

Il n’y a ni bon ni mauvais usage de la liberté d’expression, il n’en existe qu’un usage insuffisant (Raoul Vaneigem)

C’est vainement que les journalistes ont invoqué leurs compétences, leur professionnalisme et leur déontologie, pour tenter de discréditer cette expression nouvelle, qui ne rencontrait selon eux aucune de ces qualités. Ils n’ont pas pu empêcher que la parole citoyenne porte autant, sinon plus, que la leur. Sans doute comprennent-ils, petit à petit, que seule l’excellence  si fréquemment oubliée  leur permettra de retrouver une place privilégiée dans l’expression. Encore faut-il qu’ils se décident à la côtoyer à nouveau.

Chasse politique à l’«infox »

Il n’y a toutefois pas que les journalistes pour considérer que l’appropriation de la parole par tous et donc aussi par n’importe qui pourrait nuire à nos démocraties. Et qu’il s’imposerait dès lors de la réglementer. Les politiques ne sont pas en reste. Les projets de loi visant à interdire les infox ou fake news en témoignent. Mais aussi la disqualification de tous ceux qui osent exprimer leurs doutes face à certaines « évidences ». On songe notamment aux fameux « jojos en gilet jaune », dénoncés avec mépris et agacement par Emmanuel Macron.

Il est vrai que de nombreux gilets jaunes ont exprimé leurs doutes à propos de l’attentat survenu à Strasbourg, le 11 décembre 2018 : l’attentat n’aurait-il pas été organisé par le gouvernement pour détourner l’attention ou neutraliser leur mouvement ? Ce doute se transformant chez bon nombre d’entre eux en certitude. Les autorités, relayées par une presse unanime, ont immédiatement dénoncé une expression complotiste ou conspirationniste.

Mensonge d’État vs doute citoyen

Et pourtant, les citoyens n’ont-ils pas quelque raison de douter ? Le passé ne leur a-t-il pas appris à être méfiants ? Steven Spielberg vient de nous le rappeler avec son film Pentagone Papers : en 1971, le gouvernement américain propageait sciemment des informations erronées, des fausses nouvelles, sur la situation au Vietnam pour continuer à y envoyer des soldats américains alors que la défaite était inéluctable. De même, il a fallu attendre encore un film, Vice d’Adam McKay, pour que nos yeux s’ouvrent enfin sur d’autres turpitudes du pouvoir américain, qui avec pour seul objectif de satisfaire les intérêts de quelques puissances économiques, a forgé de toutes pièces de fallacieux motifs en vue de justifier la guerre en Irak, en 2003.

On le voit, le « mensonge d’État » a largement devancé les infox. Il en va de même des mensonges capitalistes, destinés à protéger les marchés. Il suffit de songer à tout ce qui était su mais n’a pas été dit sur la toxicité du tabac ou, plus récemment, du glyphosate. Et, si les réseaux sociaux avaient existé en 1985, le gouvernement français aurait certainement qualifié de complotistes ceux qui ont osé imaginer que le Rainbow Warrior3 a été coulé par les services secrets français4 sur autorisation explicite d’un président Mitterrand agacé par les protestations de Greenpeace contre les essais nucléaires français à Mururoa. Complotistes aussi, sans aucun doute, ceux qui ont dénoncé, depuis ces premiers essais, leur impact sur la santé et l’environnement, nié pendant plus de trente ans par les autorités françaises.

Lorsqu’il ne verse pas dans le mensonge, l’État n’hésite pas à recourir à la propagande pour promouvoir certains concepts qui se verraient inévitablement taxés d’infox s’ils émanaient de simples citoyens. Il en va ainsi notamment des « déclarations sans fondement » d’Emmanuel Macron « sur une supposée fuite des plus riches devant l’ISF5 » ou sur « les miracles du “ruissellement” »6.

De la post-vérité au réel

Pour Jean-Claude Monod, philosophe au CNRS, spécialiste de la post-vérité, « la démocratie est une forme de gouvernement qui implique une pluralité d’opinions, et la prétention de détenir la vérité ne fait pas bon ménage avec la démocratie. Il faut accepter que règnent des opinions différentes et non une seule vérité que le gouvernement se ferait fort d’appliquer »7.

Plus que le développement des infox, c’est la distance que prennent les citoyens avec la réalité qui pose aujourd’hui problème. C’est cette distance qui permet aux infox de prospérer, qui en fait le lit. Cette distance ne disparaîtra pas avec la répression des expressions douteuses, fantaisistes ou mensongères. Le réel intéresse de moins en moins de monde. Encouragés dans cette tendance dramatique par la télévision qui, depuis une vingtaine d’années, sous le concept de téléréalité emprunté à la novlangue orwellienne, nous gave de fausses réalités, à la satisfaction du plus grand nombre.

Certains politiques l’ont parfaitement compris et se sont à leur tour engagés sans vergogne dans la post-vérité. Et une large frange de la population n’y trouve rien à redire. Voilà le vrai défi. Il se pose aux démocrates – politiques, citoyens responsables et médias : comment redonner aux sociétés l’envie du réel ? En s’engageant pour un réel enviable. En éduquant. Et en se réappropriant les pouvoirs abandonnés à des forces occultes – pour l’essentiel économiques – qui, au contraire, prospèrent avec la post-vérité. Certainement pas en réduisant la liberté d’expression au moment même où chaque citoyen peut enfin se l’approprier.

 


1 « La liberté de s’exprimer n’est plus un droit principalement exercé par l’intermédiaire des mots prononcés ou imprimés ou des formes d’expressions traditionnelles comparables utilisant les médias ; il s’agit aussi d’un droit dont l’utilisation est “passée en ligne” et devenue de plus en plus interactive », dans Le journalisme ouvert, Iris plus, 2013-2, Observatoire européen de l’audiovisuel, p. 27.
2 Émission « Médiapolis » diffusée sur Europe 1 le 8 juin 2013.
3 Navire amiral de l’organisation écologique Greenpeace.
4 Occasionnant la mort du photographe Fernando Pereira, membre de l’équipage.
5 Impôt sur la fortune immobilière.
6 Thibault Gajdos, « Les “jojos” en gilet jaune, Macron et les médias », dans Le Monde, 15 février 2019.
7 Le Monde, 24 mai 2018.