Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Dossier

Parce qu’elle fait appel au système de valeurs et de convictions propre à chacun et chacune, la liberté de pensée, de conscience et de religion touche au cœur de l’identité et de la dignité de chaque être humain. Mal protégée en pratique, elle fait également l’objet d’une instrumentalisation par de multiples acteurs chrétiens de tendance conservatrice.

Souvent réduite à tort à la « liberté religieuse » ou à la « liberté de conviction », la liberté de conscience balaie un champ d’action bien plus large. Il convient de ne pas l’oublier, et de le défendre. En 1993, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a clarifié la portée de ce droit1. Il englobe la liberté de pensée dans tous les domaines, les convictions personnelles et l’adhésion à une religion ou une croyance, manifestée individuellement ou en commun. Le Comité a spécifié que la liberté de pensée et la liberté de conscience étaient protégées « à égalité » avec la liberté de religion et de conviction. L’ONU protège les convictions théistes, non théistes et athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou conviction. Chacun et chacune est donc libre de se désintéresser de toute croyance, religieuse ou autre, et de n’avoir aucun avis sur la question. Le Comité a fait observer que la liberté « d’avoir ou d’adopter » une religion ou une conviction implique nécessairement la liberté de choisir, mais aussi de changer et d’abandonner une religion ou une conviction (apostasie). En outre, nul ne peut être contraint de révéler son opinion sur le sujet.

De la théorie à la pratique

Un rapide coup d’œil du point de vue international nous force à constater que cette liberté est loin d’être respectée en pratique. Chaque année, les rapports internationaux successifs font état de persécutions et discriminations sévères contre des minorités religieuses et des non-croyants à travers le monde2. Les minorités musulmanes sont particulièrement opprimées et attaquées en Birmanie et en Thaïlande, deux pays à majorité bouddhiste, en République centrafricaine, à majorité chrétienne, mais aussi en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Turkménistan, à majorité sunnite. L’Inde, le Pakistan et l’Irak sont quant à eux des territoires hostiles pour les minorités chrétiennes, coincées entre la violence islamiste et le nationalisme religieux d’État. Cette situation affecte également les libres-penseurs, athées, humanistes et apostats au Bangladesh, en Mauritanie, en Arabie saoudite, aux Maldives ou au Soudan par exemple.

Le champ des persécutions contre celles et ceux qui s’opposent à la foi majoritaire est vaste. Il s’étend de la peine de mort à l’emprisonnement pour « blasphème » ou « insulte à la religion », en passant par un strict contrôle de l’État sur les cérémoniels religieux, l’interdiction des mariages mixtes, les cours de religion obligatoires, mais aussi les attaques meurtrières des groupes islamistes. Face aux dynamiques géopolitiques à l’œuvre, les recommandations de l’ONU ne pèsent souvent pas bien lourd. Soulignons toutefois l’excellent travail de certains acteurs comme Ahmed Shaheed, en­voyé spécial des Nations unies pour la liberté de religion et de conviction, qui rappelle sans relâche les États à leurs obligations internationales. En ce compris la protection des athées, humanistes, laïques et autres libres-penseurs qui restent généralement les grands oubliés des rapports internationaux sur le sujet.

L’Union européenne (UE) n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de s’émouvoir des violations de la liberté de pensée, de conscience et de religion à travers le monde. La protection de cette liberté figure en bonne place au sein des principaux textes de droit européen, notamment la Charte des droits fondamentaux (article 10) et la Convention européenne des droits de l’homme (article 9). En 2014, l’UE a également renforcé son arsenal législatif en élaborant des lignes directrices pour promouvoir cette liberté dans sa politique étrangère et ses relations avec les pays tiers. Ces directives ont été chaleureusement accueillies, tant par les communautés religieuses que les organisations laïques. Mais elles restent – hélas ! – de simples recommandations sans réelle portée contraignante. Dès lors, il est difficile d’évaluer l’impact du travail des délégations européennes sur le terrain.

Au service des valeurs chrétiennes ?

L’évaluation de ce travail et le renforcement de l’action de l’UE en matière de promotion de liberté de pensée et de conviction ont récemment fait l’objet d’un vote au sein du Parlement européen. Problème : l’initiative était portée par le groupe des Démocrates chrétiens, majoritaire au sein de l’hémicycle, et faisait la part belle à la situation des minorités chrétiennes dans le monde, à la quasi-exclusion de toute autre considération. Or, la protection de la liberté de pensée et de conviction ne saurait s’arrêter au sort d’une seule communauté.

Ce ne sera qu’après d’âpres négociations avec les autres groupes politiques, mobilisés par le Centre d’Action Laïque, que naîtra un texte relativement équilibré reconnaissant le défi posé par la persécution d’autres minorités religieuses et des athées et apostats et s’engageant à associer les organisations laïques au travail de l’UE en la matière. L’adoption de ce rapport n’est qu’un exemple parmi d’autres de la mise en avant continue de l’agenda chrétien au sein des institutions européennes et internationales. Pour les laïques, il s’agissait, d’une part, d’élargir le champ de vision des démocrates-chrétiens, et d’autre part, symboliquement, de replacer la liberté de pensée, de conscience et de religion à sa juste place : un droit parmi d’autres, qu’il convient de défendre mais qui n’a pas vocation à surpasser les autres droits fondamentaux.

Les textes de droit sont très clairs : si la liberté de pensée, de conscience et de conviction est absolue, sa manifestation peut en effet être limitée pour protéger les droits et les libertés d’autrui. La « liberté religieuse » et la « liberté de conscience » sont aujourd’hui brandies par de multiples lobbies chrétiens pour s’opposer aux droits des femmes, et notamment à l’accès à l’IVG et à la contraception, à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle de nos enfants à l’école, au droit de mourir dans la dignité et aux droits des personnes LGBTQI3. Il convient dès lors d’être vigilants pour que la liberté de conscience ne devienne pas un permis de discriminer ou un moyen de contourner les lois en place. Ce sera notamment l’un des grands enjeux du travail des organisations laïques après les prochaines (et difficiles) élections européennes.

 


1 Observation générale adoptée au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, additif Observation générale n° 22 (48) (art. 18) 1.
2 Voir, par exemple, les rapports du Pew Research Center et le Freedom of Thought Report de Humanists International.
3 Le travail de ces organisations a été mis en lumière dans l’excellent rapport « “Restaurer l’ordre naturel”. La vision des extrémistes religieux pour mobiliser les sociétés européennes contre les droits humains en matière de sexualité et de reproduction » de l’European Parliamentary Forum on Population & Development en avril 2018.