Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Dossier

C’est peu dire que les médias traditionnels traversent une période difficile. Quand ils ne sont pas mis sous contrôle par le pouvoir en place, ils sont largement discrédités par une grande partie de l’opinion publique. Beaucoup de gens se méfient de la presse et s’en détournent. Comment rétablir la confiance ?

Paris, 5 janvier 2019. Depuis plusieurs semaines, les gilets jaunes manifestent dans toute la France. En ce premier samedi de l’année, un bon millier de manifestants s’arrêtent devant le siège de l’Agence France Presse pour crier des slogans hostiles aux médias. Des scènes similaires se produisent dans d’autres villes devant le siège de médias régionaux. Dans le même temps, des manifestants acclament des journalistes de la chaîne RT (anciennement Russia Today) dans des cortèges. Le rapprochement de ces deux scènes laisse songeur : pourquoi conspuer une agence de presse indépendante reconnue mondialement pour son intégrité professionnelle et applaudir une chaîne notoirement inféodée à un régime brutal et tyrannique ? Comment en est-on arrivé là ?

Identifiés au monde des élites et accusés de parti pris, les médias traditionnels traversent une crise de confiance. Résultat : lecteurs, téléspectateurs et auditeurs s’en détournent pour s’informer via les réseaux sociaux, avec l’effet de « bulle filtrante » que l’on connaît : les croyances sont renforcées et la colère, nourrie. Alors, quand ils sont repérés dans les cortèges, des journalistes sont violemment pris à partie, parfois même physiquement, au point que certaines équipes se déplacent désormais avec des agents de sécurité.

L’état de la presse dans le monde

Depuis 2002, Reporters sans frontières (RSF) publie un classement mondial de la liberté de la presse qui se veut une « photographie de la situation, fondée sur une appréciation du pluralisme, de l’indépendance des médias, de la qualité du cadre légal et de la sécurité des journalistes dans ces pays et régions ». Sans surprise, l’Europe fait bonne figure dans ces classements. En 2018, les cinq premières places (sur 180) sont occupées par des pays européens : Norvège, Suède, Pays-Bas, Finlande et Suisse. La Belgique occupe une fort honorable 7e place. La France n’apparaît qu’au 33e rang. En bas de classement, on trouve la Chine (176e), la Syrie (177e) et la Corée du Nord (180e).

Dans son rapport 2018, RSF s’inquiète du media bashing généralisé à travers le monde : « L’hostilité revendiquée envers les médias, encouragée par des responsables politiques et la volonté des régimes autoritaires d’exporter leur vision du journalisme menacent les démocraties. » De la Russie au Brésil en passant par l’Indonésie, les journalistes sont des boucs émissaires commodes. Jusqu’au président américain qui fustige quotidiennement la presse sur les réseaux sociaux et n’hésite pas à qualifier les journalistes d’ »ennemis du peuple ».

L’Europe, loin d’être immunisée

Si elle caracole encore en tête de classement, l’Europe est pourtant loin d’être immunisée contre ce phénomène. Pour s’en tenir à des exemples récents, le gouvernement hongrois a réussi à ordonner la fermeture, du jour au lendemain, du grand quotidien d’opposition Népszabadság en 2016. En 2017, le président de la République tchèque, Milos Zeman, apparaissait en conférence de presse avec une kalachnikov factice sur laquelle était inscrit « Pour les journalistes ». En Slovaquie, Robert Fico, Premier ministre jusqu’en mars 2018, traitait les journalistes de « sales prostituées anti-slovaques ». Dans ce même pays, le journaliste Jan Kuciak a été assassiné en février 2018. À Malte, une autre journaliste, Daphne Caruana Galizia, mourait assassinée dans l’explosion de sa voiture en 2017. Dans les deux cas, ces journalistes enquêtaient sur des affaires de corruption et l’ont payé de leur vie.

presse1

Certes moins dramatique, un cap a tout de même été franchi en France ces derniers mois avec les manifestations des gilets jaunes. À quoi il faut ajouter la violence policière : de nombreux cas ont été recensés de violences verbales ou physiques liées au refus des policiers d’être filmés. Et par ailleurs, des personnalités politiques de premier plan ne se privent pas de distiller ouvertement leur mépris des médias : de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, en passant par Emmanuel Macron, l’ensemble du spectre politique est touché.

Et en Belgique ?

Dans ce contexte, la Belgique se porte plutôt bien. On recense tout de même des cas de pressions et des actions judiciaires contre des journalistes. Médor s’était vu assigner en 2015 par la société Mithra pour tenter d’interdire la publication d’un article qui portait, selon elle, atteinte à son image. Des journalistes de la RTBF ont été brièvement arrêtés devant le centre fermé 127 bis à côté de l’aéroport de Bruxelles en juin 2018. Deux policiers sont actuellement renvoyés devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour avoir saisi une caméra et détruit des images tournées par une équipe de Zin TV.

La Belgique n’échappe pas non plus au phénomène de délégitimisation de la presse par des acteurs politiques et une partie de l’opinion. Les partis de droite, la N-VA et le MR en particulier, entretiennent soigneusement une petite musique selon laquelle les médias sont majoritairement de gauche. Le comble du ridicule n’était pas loin d’être atteint lorsqu’au lendemain des élections communales d’octobre 2018, en Bureau de parti, Charles Michel chargeait les médias pour tenter d’expliquer le mauvais résultat du MR : « Quand la RTBF ouvre son JT de 19 h 30 samedi sur le dérèglement climatique, on sait que tout est mis en place pour qu’Écolo gagne. » Le commentaire pourrait paraître risible s’il n’était révélateur du malaise profond qui s’est installé.

Dans la ligne de mire populiste

Ce malaise suscite des débats dans de nombreuses rédactions de par le monde. Dans un article récent, Vincent de Coorebyter liait cette question à celle du populisme : comment contrer le populisme sans le renforcer ? Pour les journalistes confrontés à un environnement hostile, bien faire son métier ne suffit plus. Des initiatives de fact checking se sont multipliées. Malgré leur côté salutaire pour démonter les raccourcis du populisme, elles échouent largement parce que le propre des croyances est de ne pas se laisser atteindre par les faits : tout élément factuel peut être contourné, voire retourné, pour conforter une croyance. C’est le propre des théories complotistes. Autre élément à prendre en compte : les médias sont largement perçus, à tort ou à raison, comme faisant partie de l’establishment et trop proches des cercles de pouvoir pour conserver un regard critique. Ils font partie du système qui est dénoncé par les populistes.

Contrer la défiance

Le diagnostic posé, la question reste entière : comment rétablir cette con­fiance ? Personne ne détient la recette miracle mais on peut sans trop de risque en citer quelques ingrédients. À commencer par renforcer le travail de terrain, aller à la rencontre des gens, passer du temps à écouter et comprendre sans porter de jugement trop rapide. Quelques grands médias américains l’ont très bien compris après être passés complètement à côté de l’élection de Donald Trump. Encourager la diversité, à la fois dans le recrutement des journalistes et dans les experts sollicités pour commenter l’actualité. Des initiatives telles que le site Expertalia (« répertoire diversifié de sources d’expertises ») mis en place par l’Association des journalistes professionnels vont dans ce sens. Faire preuve de transparence dans la manière dont les productions journalistiques sont construites, comme dans la rubrique « Inside » de la RTBF qui lève le voile sur les coulisses de l’info. Faire preuve d’autocritique et reconnaître ses erreurs, notamment via des rubriques confiées à des médiateurs au sein des rédactions. Enfin, encourager au respect de la déontologie. Le travail du Conseil de déontologie journalistique, où toute personne peut déposer une plainte gratuitement contre toute production journalistique, contribue à renforcer la crédibilité des médias. Plusieurs pays en Europe ont mis en place des instances de ce genre et la France progresse dans cette voie. Aucun de ces éléments n’est suffisant mais combinés, ils peuvent contribuer à préserver le rôle de la presse libre et indépendante dont on ne dira jamais assez qu’il est fondamental en démocratie. À plus forte raison quand cette dernière est mise en danger par des courants populistes et extrémistes de tous bords.