Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Dossier

« Le peuple, c’est vous. L’État, c’est moi » : le populisme se réclame haut et fort d’un mandat populaire, parce que c’est au nom de la « démocratie », définie arithmétiquement dans une victoire électorale, qu’il revendique son pouvoir. Or, sa conception de la démocratie est « hémiplégique », car il fait de sa majorité l’alibi de toutes ses dérives. L’une d’elles, essentielle, consiste à nier tout droit et toute légitimité aux minorités qui lui sont opposées.

« Les populistes ne sont pas seulement hostiles aux élites, ils sont aussi fondamentalement anti-pluralistes. Nous – et seulement nous – représentons le vrai peuple », écrit le politologue Jan-Werner Müller dans son essai Qu’est-ce que le populisme ?. La plupart des gouvernements populistes sont arrivés au pouvoir par les urnes et très souvent, ils ont été réélus « dans un fauteuil ». D’autant plus facilement, diront leurs adversaires, qu’ils profitent de leur premier mandat pour assurer leur emprise sur le système politique et la société. Mais pas que.

En Amérique latine, où le caudillisme a ancré la figure de l’homme providentiel, les représentants les plus emblématiques du populisme n’ont généralement été vaincus que par un coup d’État ou par la maladie. La fascination exercée par Juan Domingo Perón, renversé en 1955 après dix années de pouvoir, fut si forte qu’il revint de son exil espagnol en 1973 pour remporter de nouveau les élections. Hugo Chavez a gagné la plupart des élections qu’il a convoquées et il aurait sans doute obtenu un nouveau mandat présidentiel s’il n’avait pas été emporté par le cancer en 2013.

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Le populisme serait-il dès lors l’idéal de la démocratie ? Non, car par sa nature même, il vise à affaiblir, voire à neutraliser ou à éliminer, les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs. Et souvent le « peuple » suit, magnétisé, parce qu’il considère les contre-pouvoirs non pas comme des garde-fous contre des abus de pouvoir, mais comme des entraves illégitimes à l’action de son leader.

Contre les contre-pouvoirs

Le schéma est presque toujours le même. Le populisme s’en prend d’abord à l’indépendance de la Justice. Comme le gouvernement nationaliste polonais qui, dès son arrivée au pouvoir en 2015, a cherché à déplacer les juges estimés trop indépendants. Comme le président brésilien, Jair Bolsonaro, qui nomme ministre de la Justice Sergio Moro, le magistrat qui avait mené les grandes enquêtes contre la corruption et envoyé l’ex-président de gauche, Lula, en prison. Un choix machiavélique, car il discrédite la notion même d’indépendance de la Justice par une récupération politicienne d’un « petit juge » anticorruption.

 

Le gouvernement populiste s’empare ensuite des organes de contrôle de l’exécutif, comme les Conseils constitutionnels et les Cours des comptes, pour les « édenter » et les contrôler. Ainsi, Donald Trump a nommé à la tête de l’Agence de protection de l’environnement un personnage connu pour son lobbying au service de l’industrie extractive.

Vient ensuite le tour de la presse. Le régime se livre sans réserve au media bashing. Il accuse les journalistes dérangeants de diffuser de fausses nouvelles et de jouer le rôle d’une « opposition non élue ». Il prive les médias privés mal-pensants, ces « ennemis du peuple », de publicités officielles. Il les soumet à des organes de régulation partisans. Il boycotte leurs représentants. Il favorise leur rachat, en fait leur spoliation, par des groupes d’affaires affidés. Les médias de service public perdent leur pluralité et leur indépendance pour devenir de simples instruments du pouvoir d’État. Et s’il y a des récalcitrants, le gouvernement populiste les harcèle judiciairement, pour les ruiner et les épuiser dans des procédures aussi efficaces qu’un bâillon. Finalement, fort de sa majorité parlementaire, le populisme impose des lois liberticides.

Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a suivi à la lettre ce scénario du « parfait petit populiste ». Le score annuel octroyé par Reporters sans frontières résume la dégradation de la situation : en 2009, un an avant l’arrivée au pouvoir du parti Fidesz, la Hongrie occupait la 25e place du baromètre de la liberté de la presse ; en 2017, elle avait chuté à la 73e.

La liberté académique est elle aussi ciblée, reflet sans doute de l’anti-intellectualisme du populisme et de son exploitation des ressentiments anti-élitistes. Mais cette intrusion au sein des universités et autres institutions du savoir, comme les académies scientifiques et les musées, vise aussi à contrôler le « roman national » et à encadrer l’histoire. En Pologne, les pressions exercées par le gouvernement du parti Droit et Justice sur le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk relèvent de cette obsession. Tout comme la campagne menée par Viktor Orbán contre la Central European University de Budapest, dont les dirigeants, le « financier philanthrope » américano-hongrois George Soros et l’intellectuel libéral canadien Michael Ignatieff, incarnent par essence l’élite libérale et cosmopolite honnie par les milieux nationaux-populistes.

Après avoir capturé les institutions qui pourraient servir de freins et contrepoids, le populisme s’en prend à l’État de droit et aux libertés. Dans ce type de régime, l’arbitraire n’est pas une exception, mais bien la règle, le fondement, le « charme », de l’exercice du pouvoir. « L’État, c’est moi », proclame le leader populiste, selon la formule attribuée au roi Louis XIV. Les lois qui garantissent les droits des citoyens sont contournées ou vidées de leur sens. De nouvelles lois sont votées pour assurer le conformisme de la pensée et étouffer la dissidence. Presque partout où des populistes ont pris le pouvoir, les droits civils et politiques ont reculé.

Contre l’autonomie de la société

Le populisme s’acharne également à saper la société civile et à lui nier toute autonomie et toute légitimité, au nom du seul critère qui trouve grâce à ses yeux, la majorité électorale. Les conditions de création des associations sont durcies et les contrôles fiscaux et sociaux renforcés, jusqu’à se confondre avec des tactiques de harcèlement abusif. Leurs modes de financement sont soumis à des critères extrêmement restrictifs, comme l’interdiction de recevoir des fonds de l’étranger. Un clientélisme de masse et l’organisation d’associations « patriotiques » concurrentes parachèvent cet affaiblissement des groupes intermédiaires récalcitrants.

Finalement, le populisme veut contrôler la rue et les places publiques. Les manifestations contestataires sont vivement « déconseillées », voire interdites. Dans les pays les plus autoritaires, le populisme a recours aux forces de répression, mais aussi à des nervis et des groupes paramilitaires à qui il accorde une totale impunité. Il lâche ses hommes de main contre ceux qui le défient. Aujourd’hui, au Nicaragua, Daniel Ortega fait intervenir ses turbas divinas1 et, au Venezuela, Nicolas Maduro laisse la bride sur le cou de ses colectivos, des bandes de hooligans au service du pouvoir.

Le populisme, finalement, alimente une « culture politique » qui subvertit l’idéal démocratique du « consentement informé et raisonné » et de l’égalité des droits. L’appel aux émotions, l’exploitation du ressentiment, la manipulation de l’histoire, l’agitation du nationalisme, le « nous » contre « eux », débouchent inévitablement sur la polarisation et sur la discrimination. Les individus et les minorités qui n’appartiennent pas au « récit national » officiel, au « vrai peuple », qu’ils soient des intellectuels dissidents ou qu’ils appartiennent à des groupes (ethniques, religieux, sexuels, politiques, sociaux, etc.) « différents », sont considérés comme « allogènes », voire comme des traîtres potentiels.

Le populisme nie finalement cette liberté dont parlait George Orwell, « celle qui n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Il débouche inévitablement sur un régime illibéral, marchepied d’un régime autoritaire, qui privilégie le conformisme et la servitude volontaire sur la faculté de juger et l’esprit critique essentiels à l’exercice individuel et collectif des libertés.

 


1 Groupes violents pro-sandinistes chargés de harceler les opposants.