Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Du fromage belge et de la part du gâteau


Dossier

Dans la rue ou devant les tribunaux, à coups de pétitions ou de campagnes de sensibilisation, les revendications juridiques ne manquent pas de se faire entendre en ce début de XXIe siècle.

Les sans-papiers pour leur régularisation, les femmes contre les porcs ou pour le partage des tâches, les gilets jaunes pour le pouvoir d’achat ou la transparence démocratique, les jeunes et les ONG pour les « droits » de la planète, les personnes porteuses d’un handicap pour leur non-stigmatisation, les vieux en colère pour leur pension, les musulmans pour des accommodements raisonnables, les syndicats pour le maintien de l’emploi, les Catalans ou les Flamands pour leur indépendance, les précaires pour la défense de leur dignité, les cyclistes pour une nouvelle mobilité, les hackers pour le téléchargement libre, les comités de quartier pour leurs espaces verts, les anarchistes pour l’abolition des prisons, les cannabis social clubs pour la légalisation des drogues, les catholiques pour la restauration de la famille hétérosexuelle… Le tableau de l’époque dégage une impression de démultiplication et de capharnaüm des doléances et exigences. Ça revendique dans tous les sens, chacune et chacun défend ou se plaint principalement de sa situation spécifique. Tous ces droits réclamés ne sont pas évidents à conjuguer. En démocratie, les droits formalisent soit la concrétisation de libertés, soit la correction d’inégalités. L’égalité et la liberté n’ont jamais été faciles à concilier1. Dans la prolifération et la confusion actuelles, ce sont de surcroît chacune des libertés à concrétiser et chacune des inégalités à corriger qui rivalisent ou se contredisent. Comment garantir uniment le droit de grève et le droit des détenus, la liberté de blasphème et le respect des convictions, le droit de propriété et le droit au logement, la liberté d’expression et la condamnation du racisme, la liberté d’entreprendre et la démocratie dans l’entreprise… ?

Deux droits, deux mesures

Il ne suffit assurément pas de requérir pour être entendu. Et force est de constater que, dans le pullulement des protestations, certaines causes obtiennent plus facilement satisfaction que d’autres. Ce sont davantage les droits liés à des libertés individuelles, des reconnaissances spécifiques, des non-discriminations, des protections patrimoniales, des questions sociétales qui ont le vent en poupe. Ces droits s’acquièrent davantage en menant des actions en justice qu’en organisant des mouvements sociaux. La jurisprudence des tribunaux – en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, ultime recours en la matière – entérine cette préséance des libertés individuelles et des droits spécifiques sur les normes communes, les enjeux collectifs et l’intérêt général.

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Pendant ce temps-là, les acquis sociaux sont attaqués et détricotés, les combats pour l’égalité socioéconomique plutôt que culturelle sont en perte de vitesse et de victoire, les luttes collectives pour une autre société pataugent2, les aspirations à l’universalité sont discréditées. Non seulement ce type de revendications collectives se font plus discrètes ou désuètes ; de surcroît, lorsqu’elles s’affirment, elles ne disposent plus des bons leviers et ne jouissent plus de la même force de frappe. Les organes de pression, les chartes et les mouvements structurés qui les portaient ont perdu leur légitimité autant que leur efficacité, donc leur importance dans le rapport de forces. Ces grosses machines, peu flexibles, s’adaptent assez mal aux bouleversements et à la « liquidité »3 de l’époque. Ces dinosaures campent souvent sur des stratégies périmées et se cabrent sur la conservation des acquis.

La lutte victorieuse

Les stratégies et les mouvements en faveur de l’égalité et de la justice sociales doivent sans aucun doute être remises en question. Mais il faut surtout prendre la mesure de l’offensive néolibérale qui, depuis les années 1980, a pulvérisé les droits sociaux, relégué aux oubliettes de l’histoire l’idée d’égalité et le rôle des structures sociales destinées à l’instituer. Et, plus pernicieusement encore, infusé l’idéologie du chacun pour soi, du défaitisme, de l’exaltation et du repli sur les singularités, de l’absence d’alternative, du danger totalitaire de toute visée collective… Renforcées par la propagation du populisme qui prétend y riposter mais fait leur jeu en stigmatisant des boucs émissaires, l’idéologie et la pragmatique néolibérales entretiennent la dispersion des revendications et règnent en maîtres tout-puissants sur leurs divisions.

Il y a une lutte des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner.  (Warren Buffet)

Nous persistons à penser avec les matérialistes que les conditions socioéconomiques sont déterminantes et que l’égale reconnaissance des différences culturelles nous laisse pantois sans l’égal accès aux ressources matérielles. Or, de ce côté-là, nous en sommes clairement à la régression des revendications par rapport à ce qui mobilisait le peuple depuis la moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. C’est la remise en question constante des droits. C’est la résignation du troupeau éparpillé. De telle sorte que, nonobstant la multiplication des manifestations, nous pouvons conclure que la situation globale des libertés se dégrade.

Si les luttes ont tendance à se rabattre, voire se crisper, sur des questions culturelles ou sociétales, ce n’est pas parce qu’un changement de paradigme a fait succéder les enjeux culturels aux questions sociales qui, elles-mêmes, avaient pris le relais des combats politiques4. C’est à notre sens parce que la plupart des gens, des organisations, des mouvements, des politiciens ont capitulé sur le terrain socioéconomique. Ils ont battu en retraite ou ont été abattus et décrédibilisés par les accumulateurs de profits. Qui, eux, se sont organisés pour imposer chaque jour un peu plus leur triomphe sur la Terre et dans les têtes. Pour envisager de renverser cette domination, il n’y a plus d’espoir clair et convaincant, plus de perspective collective porteuse, plus de stratégie précise et éprouvée. Du coup, chacun se replie sur le sauve-qui-peut et la défense de ses prérogatives. Face à ces puissances économiques et leurs diktats de plus en plus arrogants, nous assistons à une réelle épidémie de soumission, à un inquiétant « capitulisme », à commencer par celui des politiques.

La majorité suiveuse

À bien y regarder, les citoyens qui s’activent et se radicalisent de nos jours pour critiquer ce système d’exploitation se révèlent fort minoritaires. La majorité de la population (belge ou mondiale) se montre parfaitement soumise ou assoupie. Elle a intériorisé sa domination comme une fatalité. Elle entretient ses aliénations en pensant profiter des compensations de la consommation. Elle s’est habituée à sa servitude.

« Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume », déplorait déjà La Boétie au XVIe siècle, dans son célèbre discours. Il se demandait comment les plus faibles – qui sont les plus nombreux –  acceptent si passivement un pouvoir et des lois qui ne les favorisent pas et que seule une infime minorité est prête à défendre. Il estimait que le pouvoir du Prince ne s’imposait qu’en raison de la soumission de la population. La Boétie pensait qu’il suffirait aux milliers de sujets du prince (aujourd’hui les 99 %) de ne plus le servir, de refuser de lui obéir sans pour autant faire la révolution, pour que le pouvoir d’ »un seul » (aujourd’hui des 1 %) s’effondre de lui-même5. Les choses sont un peu plus complexes, en raison du pouvoir de répression des tyrans et de leurs ruses pour abêtir et assoupir leurs sujets que pointait déjà l’ami de Montaigne.

Ses réflexions gagneraient à être remises aux goûts et aux enjeux du jour. Tout comme l’idée de révolution, d’une transformation en profondeur des conceptions communes, du projet de société, des priorités collectives, de la conjugaison des libertés, de l’institution des droits, de l’utilisation des ressources, de la production et de la répartition des richesses.


1 Nous renvoyons à notre article « Les hommes naissent… mais n’en restent pas là » paru dans Espace de Libertés, n° 477, mars 2019,
pp. 42-44.
2 De ce point de vue, les mobilisations pour le climat se trouvent actuellement à un tournant : vont-elles réussir à dépasser les gestes individuels vers des transformations du système de production et de consommation responsable du réchauffement et de l’épuisement des ressources connues ?
3 Au sens développé par Zygmaunt Bauman dans ses ouvrages : L’amour liquide, La vie liquide, Le présent liquide. La vie liquide est prise dans le flux incessant de la vitesse et de la fluidité. Elle célèbre la mobilité, l’adaptabilité, le temporaire, la consommation jetable, la circulation infinie…
4 Cf. notamment Alain Touraine, Un nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.
5 La Boétie : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez, ni l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids même s’effondrer et se rompre. » (Le Contre Un ou La servitude volontaire (1576), Paris, Arléa, 2003, p. 20)