Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Nouvelles pratiques révolutionnaires. Une rencontre avec Serge Quadruppani


Libres ensemble

Essayiste, romancier, traducteur, éditeur, activiste, compagnon de route de Notre-Dame-des-Landes et d’autres nombreuses luttes, Serge Quadruppani interroge dans « Le Monde des grands projets et ses ennemis » la formation d’une nouvelle subjectivité révolutionnaire. Celle qui invente d’autres manières de vivre et de penser en refusant le non-monde programmé par le néolibéralisme mondialisé.


Aux grands projets inutiles et toxiques lancés par un néolibéralisme mortifère, partout, dans le monde s’élèvent les opposants aux « ennemis de la vie » : les zadistes, altermondialistes et autres blacks blocs. Dans un monde où triomphent les droites extrêmes, les destructeurs des humains et des non-humains, de la nature, l’essai décisif de Serge Quadruppani élabore une pensée combative pariant sur la mise en œuvre d’un autre monde.

Face à l’exploitation accrue de la nature et des humains, comment expliquez-vous que la révolte ne se propage pas à une plus grande échelle ? Est-ce dû à l’efficacité de l’endoctrinement, à une anesthésie programmée ? Peut-on y voir un syndrome de la servitude volontaire ?

Il me semble que le mépris à l’égard du personnel politique, la conscience de la monstruosité des disparités de revenus, le sentiment que l’humanité court à la catastrophe sont devenus des banalités de base extrêmement répandues et pas seulement en Occident. Ce qui empêche que de ces robustes constats on passe à une volonté de changer le monde, c’est la colonisation mercantile des imaginaires et l’occupation massive des débats par les problématiques dominantes. L’une et l’autre sont produites par des « industries de la distraction » (de Disneyland à Finkielkraut, des GAFA à la FIFA) dont les capacités de manipulation des masses jusqu’au niveau moléculaire ont atteint un tel développement qu’on peut considérer qu’elles sont devenues les principales forces productives de notre temps, celles qui entraînent et permettent le fonctionnement de toutes les autres. Échapper à leur emprise n’est pas chose facile, comme le montre le fait que nous n’ayons pas trouvé d’autre moyen d’entrer en contact, que de passer par Facebook. L’occupation des esprits et des cœurs produit une incapacité à imaginer un autre monde possible qui ne soit pas l’existant en pire : d’où un immense sentiment d’impuissance. D’où la nécessité de montrer en acte (par exemple en créant des ZAD) que d’autres rapports entre les humains, mais aussi entre les humains et la nature, sont d’ores et déjà possibles.

Alors que le caractère autodestructeur des Grands Projets imposés (aéroports, barrages, extractions…) ne fait aucun doute, le dogme du TINA1 use de ces derniers comme de son ultime joker. Verriez-vous dans la politique managériale, la marchandisation du vivant l’expression d’une pulsion de mort ? Comment définiriez-vous les nouvelles formes de luttes, les ZAD ? Comment ripostent-elles aux stratégies de domination ?

Je ne sais pas trop ce que c’est que la pulsion de mort. Je crois plutôt à une forme de passion de l’accumulation qui s’est emparée du capitalisme des sommets : voilà des gens que ça fait bander de gagner cent milliards de plus que les centaines de milliards qu’ils possèdent déjà. Si la fabrication des managers semble un phénomène compréhensible (il y a toujours eu des contremaîtres qui se prenaient pour des maîtres), le mystère reste pour moi cette hyper-bourgeoisie mondiale qui ne peut pas ne pas savoir qu’elle produit de la mort en masse et qui ne peut s’en empêcher, par pure avidité. Quelque chose comme une addiction dont nous devons la sortir d’urgence, par un sevrage sévère et brutal. Quant aux ZAD et autres formes de lutte, du Chiapas aux occupations de places et aux tentatives d’autogestion, de l’Argentine à la Grèce, elles sont l’esquisse de la réponse au sentiment d’impuissance que j’ai évoqué.

Au vu de la catastrophe qui se profile, rendre la vie vivable va devenir le programme révolutionnaire des années qui viennent.

Votre essai est dédié « aux amis de la vallée qui résiste, aux zadistes de partout, aux hiboux de la forêt de Bure, à la mémoire de Rémi Fraisse ». Peu après sa parution, le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes a été abandonné. Des squats ont été démantelés, une évacuation musclée a eu lieu. Une fracture du monde oppose les suppôts de l’Empire, les « ennemis de la vie », des formes du vivant, de la biodiversité aux citoyens, aux collectifs qui défendent une « alliance du vivant ». Vous diagnostiquez une logique ami-ennemi et non ami-adversaire ?

Si je parle d’ennemi, ce n’est pas par une faiblesse coupable pour Carl Schmitt, mais pour rompre avec l’idée de l’adversaire, qui implique qu’il y a un terrain commun, des règles du jeu que nous partagerions avec ceux que nous combattons. En réalité, c’est leur jeu lui-même et les règles qui vont avec qu’il s’agit de subvertir. L’ »alliance du vivant » est pour moi une notion qu’il s’agit d’explorer parce qu’elle veut s’attaquer à ce qui pour moi est à la racine de nos malheurs : le rapport d’exploitation, celle de la nature et celle de l’homme par l’homme (et singulièrement de la femme par l’homme) constituent une continuité structurante. Il s’agit de construire des formes de vie fondées sur l’alliance avec la nature, la nature humaine et la nature animale au profond d’elle, l’alliance entre les animaux humains et non humains. Au vu de la catastrophe qui se profile, rendre la vie vivable va devenir le programme révolutionnaire des années qui viennent.

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Journaliste essayiste, Serge Quadruppani se range du côté des libertaires et de l’ultra-gauche. © Alecani

Un dernier mot sur la victoire de Bolsonaro au Brésil, sur les dangers qu’elle représente au niveau des libertés, de la démocratie, de l’écologie, des droits et de la vie des peuples amérindiens. Quels contre-feux opposer, quelles pressions exercer ? Violant le droit d’asile prononcé par Lula, Bolsonaro va demander l’extradition de Cesare Battisti vers l’Italie. Vous avez accordé votre soutien à Battisti dans les années 2000. Une mobilisation en sa faveur se met-elle en place ?

Pour l’instant, il n’y a pas vraiment de mobilisation, ne serait-ce que parce que le principal intéressé, par les canaux habituels, ne nous a rien demandé. De toute manière, je doute qu’une pétition d’intellectuels même réunissant des signatures prestigieuses puisse avoir la moindre influence sur la suite des événements.

Je me permets de vous reprendre sur un vocabulaire peut-être choisi un peu vite : je n’ai pas « accordé » mon soutien à Cesare. Battisti est l’un des nombreux combattants des années révolutionnaires italiennes, cette époque, à des années-lumière de la nôtre. Et comme telle, ma solidarité avec lui ira toujours de soi. Comme je l’ai écrit dans Lundi Matin, il a déchaîné l’acharnement de ce que j’appelle la post-gauche (ce personnel politique et ces appareils issus du Parti communiste italien) qui « n’a jamais digéré qu’un mouvement social ait remis en cause, dans les années 1960-1970, l’hégémonie sur la culture et le travail dont elle jouissait alors, quand elle n’était pas encore tout à fait “post”, mais préparait son passage du stalinisme au centre droit ».

Cet acharnement vient sans doute de ce qu’il a osé raconter avec les puissants moyens du roman une réalité : à cette époque, une fraction du peuple italien (jeunes, ouvriers, intellectuels, ramasseuses de jasmin calabraises et mal-logés milanais, précaires de l’éducation et détenus de droit commun, etc., etc.).

Des centaines de milliers de personnes sont entrées en sécession d’avec la vieille société, dans tous les domaines de la vie des rapports amoureux à l’expression esthétique, et au plus fervent de la lutte de classes. La prise d’armes ne fut qu’un des aspects de cette rupture. La post-gauche voudrait aujourd’hui enterrer l’or de la révolte et des formes de vie dont celle-ci était porteuse sous le plomb de la lutte armée et de sa répression. Rappelons que cette dernière a signifié l’usage, déshonorant et toxique pour la société entière, des « repentis », l’avilissement des garanties juridiques dans l’état d’urgence, la torture et les exécutions extrajudiciaires. Que le fasciste Salvini réclame au fasciste Bolsanoro la tête de Battisti est logique. Que la post-gauche de La Repubblica et de Saviano approuve l’est tout autant. Que nous soutenions Cesare devrait aller de soi. C’est d’ailleurs là qu’on jugera s’il existe encore quelque chose qu’on peut appeler « nous ».


1 There Is No Alternative, il n’y a pas d’alternative au capitalisme.