Espace de libertés | Octobre 2019 (n° 482)

« Il faut de nouveaux grands romans européens »


Culture

D’Odessa à Strasbourg, l’écrivain « européen de langue française » Emmanuel Ruben a remonté à v2élo le deuxième cours d’eau le plus long du Vieux Continent. Un parcours de 4 000 kilomètres à l’origine d’un livre-fleuve, « Sur la route du Danube », qui explore une Europe des marges et des limites, menacée par la perpétuation d’une dynamique tragique.


Vous avez une formation de géographe. D’où vient votre passion pour le territoire ?

Elle vient du pays, la Zyntarie, que j’ai imaginé à l’âge de 9 ans, au moment de la chute du Mur de Berlin. J’ai commencé à cartographier ce pays imaginaire que je situais en Forêt noire, aux sources du Danube. Je m’inspirais des cartes d’état-major, des cartes routières et touristiques Michelin.

La chute de Mur est donc le moment fondateur de votre vie d’écrivain de moins de 40 ans ?

Ce pays imaginaire est en tout cas la matrice de tout ce que j’ai écrit ensuite. Je rêve toujours de retrouver cette force d’invention. Enfant, quand on invente un pays, on y croit vraiment !

Au départ de Sur la route du Danube, il y a d’ailleurs une fiction avortée.

Oui, j’avais envie d’écrire un roman, mais au bout de 200 pages, les deux protagonistes n’avaient toujours pas franchi la porte de Pantin. Au lieu de faire un roman européen, j’avais donc fait un roman parisien. Puis, j’ai eu une sorte d’illumination : je me suis dit qu’il me suffisait de remonter le Danube et que je l’aurais, mon grand roman européen.

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Emmanuel Ruben prône l’Europe comme avenir de la France, pour contrer l’invention d’un « nouveau roman national ». © Renaud Monfourny

Un grand roman européen pour combler le déficit d’imaginaire dont semble souffrir l’Europe ?

Il y a, en France, le retour d’une recherche d’un roman national, ce que je trouve un peu ridicule et complètement réactionnaire. Je ne dis pas qu’il ne faut pas parler de la France et de ses problèmes, mais on ne peut pas parler de la France sans parler de ce qu’il y a autour, notamment de l’Allemagne et de l’Algérie, les deux pays – si on exclut les pays francophones – avec lesquels elle a entretenu le plus de rapports. C’est pourquoi je me définis comme un écrivain européen de langue française, car le cadre national ne me correspond pas du tout. J’ai vécu dans beaucoup de pays d’Europe, en Italie, en Serbie, en Ukraine. Donc, forcément, j’ai envie d’écrire un roman européen. Je pense qu’il faut le faire de nouveau.

Vous dites « de nouveau » car il y a eu par le passé de grands romans européens.

Oui, je pense à Romain Gary, un auteur très important pour moi, depuis Éducation européenne en 1945, jusqu’à Europa en 1972, un roman complètement blasé, comme si quelque chose s’était brisé entre la fin de la guerre et les années 1970 dans la vie de Gary bien sûr, mais aussi dans le rêve européen. Gary avait déjà décelé cela. Si on remonte plus loin, il y a bien sûr L’homme sans qualités de Robert Musil et La Montagne magique de Thomas Mann. Il y a donc en effet de grands romans européens, mais il en faut d’autres aujourd’hui.

Vous en voyez ?

Je suis en train de lire La Capitale de l’Allemand Robert Menasse, un livre un peu caustique sur Bruxelles. L’Europe semble cependant une échelle mal comprise en littérature. Il y a tout le mouvement de la littérature-monde, une spécificité française qui vient du fait que la francophonie est partout et que les écrivains français ont donc naturellement tendance à s’intéresser au monde avant de s’intéresser à l’Europe, un point commun avec les Britanniques. Il faut donc compter sur les Allemands, les Autrichiens, les Néerlandais. On touche aussi ici aux rapports entre langue et territoire. Mon territoire, c’est l’Europe, mais si je la traverse, il faut que je parle plusieurs langues. J’ai la chance de parler russe, serbo-croate, de comprendre l’allemand et plus ou moins plusieurs langues slaves. Mais on ne peut pas demander ça à tout écrivain. Et en même temps, j’ai lu beaucoup d’écrivains en traduction. Comme Umberto Eco, je crois que la langue de l’Europe, c’est la traduction, mais pas dans un sens désincarné. Pour moi, être un écrivain européen, c’est aussi être sensible à la poésie d’une langue qu’on ne parle pas forcément.

Sur la route du Danube est une sorte d’anti-city-trip. Votre Europe n’est pas du tout celle d’un Houellebecq qui la traite comme une juxtaposition de stéréotypes nationaux.

Houellebecq, en réalité, ne parle que de la France et c’est ce qui explique son succès. Il en propose une vision complètement réactionnaire. Et s’il parle de l’Europe, c’est pour mieux revenir à la France. Moi, comme l’Europe est mon pays, je ne m’y sens jamais un touriste. Ce n’est pas un snobisme de voyageur que de dire ça : pour moi, l’Europe n’est pas exotique. Houellebecq, lui, a adopté cette position de Français moyen, de manière à pouvoir être lu par tous les Français, mais en même temps il offre de ce Français moyen une image qui n’est pas seulement déprimante, mais salissante. Sa position consiste à dire : « Regardez, vous êtes tous comme moi. »

Une façon d’assigner le lecteur à la médiocrité ?

Oui, c’est une manière de dire qu’on est tous médiocres et qu’on ne peut faire que des choses médiocres. Mais il y a des gens modestes qui n’ont pas des vies médiocres.

Quel regard jetez-vous sur les élections européennes de mai dernier ?

Pour ce qui est de la France, c’est tout de même assez déprimant. On aurait pu croire que l’arrivée au pouvoir de Macron pouvait changer quelque chose car il avait fait de l’Europe son combat. Et en fin de compte, il a envoyé sur les listes des gens qui n’étaient pas populaires du tout, qui allaient perdre à coup sûr. Il était le seul capable d’empêcher le Front national d’arriver premier et il a échoué. Par ailleurs, pour que ces élections puissent être lisibles à l’échelle européenne, il aurait de toute façon fallu des listes transnationales. J’espère que ce sera le cas pour les prochaines élections car, pour l’instant, les européennes ne font que refléter la situation de chaque pays.

L’Europe est-elle entrée dans un autre moment tragique de son histoire ?

Le principal problème, ce sont les 30 000 personnes qui ont disparu ces dernières années en voulant gagner l’Europe, qu’on aurait pu aider et qu’on n’a pas secourues. La véritable tragédie européenne, elle est là. Cette honte, notre génération va devoir la porter pendant longtemps. Nos ancêtres ont vécu avec la honte de la colonisation ; nous, nous devrons vivre avec ces morts sur notre conscience. Voilà le plus douloureux. C’est comme si nous habitions sur un continent qui ne tire jamais les leçons du passé. Comme s’il y avait une sorte de fatalité européenne.