Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

« Le libre arbitre, une valeur fondamentale ». Rencontre avec Jean-Pierre Darroussin


Culture

À l’affiche du touchant et troublant « Les Éblouis », premier long-métrage de Sarah Suco, Jean-Pierre Darroussin se paie le luxe de choisir ses projets en fonction de ses coups de cœur et de sang. Et le sujet de ce film l’a profondément touché.


Qu’est-ce qui vous a si particulièrement touché dans ce sujet des Éblouis ?

L’histoire, d’abord. Car elle raconte parfaitement comment on peut tomber dans une secte totalement malgré soi. Et là, bonjour les dégâts ! Ce film suit le parcours de Camille, une jeune ado. Un jour, ses parents intègrent une communauté, dans laquelle ils s’investissent pleinement. La fille n’a d’autre choix que d’accepter un mode de vie qui remet en question ses envies et ses questionnements du moment, propres à toute personne de son âge. Puis, la jeune fille découvre qu’elle a intégré une secte malgré elle. Et va devoir se battre pour regagner sa liberté. Au milieu de tout ça, moi, je campe un curé pas très net… on va dire. (rires)

Le cinéma n’a donc d’intérêt que lorsqu’il pousse à la réflexion ?

C’est en tout cas mon avis, oui. Dans le divertissement, qui est à la base du cinéma, il faut quand même qu’il y ait une petite dose d’avertissement, voire de subversif. Je trouve qu’on pratique ce métier-là pour interpeller, réveiller. Et Les Éblouis correspond parfaitement à cette définition, tout en étant un « divertissement » dans le plus pur sens du terme en même temps.

On vous voit dans trois ou quatre films par an, environ, sans compter le théâtre. Bref, vous êtes très présent. Ce qui signifie donc qu’il y a autant d’histoires qui vous touchent en circulation ?

Oui, et j’en refuse beaucoup car elles ne me stimulent pas. C’est vous dire le nombre de projets qui circulent ! Il doit y avoir une forme de sincérité de l’auteur et un petit pied qui reste dans l’artisanat pour m’attirer dans un récit. Notre boulot est de faire vivre des personnages. On doit les animer, s’y abandonner, les endosser, parfois les tirer vers nous. Mais, parfois, l’imagination des gens n’est pas assez naïve, ce dont j’ai besoin. J’aime bien qu’un metteur en scène ne sache pas tout de suite pourquoi il fait un film à tel ou tel moment de sa vie. Mais par contre, sache parfaitement ce qu’il veut raconter dans celui-ci…

Au-delà de cette histoire d’embrigadement sectaire, ce film aborde surtout le sujet du libre arbitre. C’est un thème qui vous touche, lui aussi, particulièrement ?

Et comment ! Le libre arbitre, c’est la base de tout. Si on ne laisse pas les gens décider de leur destinée ou de leur vie, on tombe précisément dans l’embrigadement, voire la dictature. On le voit bien dans ce film : des gens choisissent souvent de rejoindre des sectes ou se font embrigader par faiblesse, ce qui est déjà dramatique. Mais ici, ce sont carrément les parents qui précipitent leur enfant dans la gueule du loup. Le libre arbitre est une valeur fondamentale à continuer à vénérer et à inculquer le plus largement possible.

On vous l’a appris vous a appris lorsque vous étiez enfant ?

Oui, dans la mesure où l’on ne m’a en tout cas jamais rien imposé. J’ai toujours eu le droit de tracer ma propre route, avec quelques garde-fous, bien entendu ! Puis, lorsque j’étais jeune, on m’a inculqué une philosophie, disons, fataliste. Qui disait qu’il fallait aimer ce que l’on a et non pas ce que l’on ­voudrait avoir. C’était une ligne de conduite familiale pour ­apprécier et estimer ce que l’on possède. Et là, avec cette réflexion que poursuivent de plus en plus de gens au sujet de notre consumérisme effréné, je la retrouve de plus en plus dans les valeurs avec lesquelles j’ai été élevé. Alors que je suis volontiers très critique, voire grincheux, j’aime donc, malgré tout, l’époque dans laquelle je vis. Elle véhicule, en outre, pas mal d’idées sociétales qui sont passées depuis Mai 68 et c’est tant mieux.

Mai 68 reste pour vous un vrai marqueur ?

Oui, bien sûr ! Les droits, désormais, sont acquis pour les ­couples, les homosexuels, les étrangers, les minorités. Il existe ­dorénavant une culture générale qui s’est imposée, et qui donne un grand vent de liberté. Moi, j’y crois…

Quelles sont les contreparties à ce progrès ?

Une très grande pression sur le temps, la réussite à tout prix, le désir de faire de l’argent n’importe comment… tout cela reste, même si je crois fermement que les choses vont encore changer, et très vite. Autre point négatif de ce progrès dans nos mentalités : nos enfants ont beaucoup moins droit à l’insouciance. Aujourd’hui, vu la vitesse et l’accessibilité de l’info, ils savent tout, et tout de suite. Ils ne peuvent plus rêver ! En 1992, lorsque je me suis lancé dans le métier d’acteur, j’ai pu créer une compagnie de théâtre subventionnée par l’État, ce qui est impossible aujourd’hui, même en rêve ! Et on a pu écrire collectivement une pièce : Les Amis de monsieur Gazon. Qui, en plus, a été captée par la télévision et diffusée à 20h30 sur TF1. L’époque a vraiment changé, à ce niveau…

Vous semblez particulièrement apaisé, vous qui étiez volontiers frondeur par le passé ! Où avez-vous trouvé cette quiétude ?

Pas dans la religion comme mon personnage dans le film, je vous rassure (rires). Je me définirais toujours comme athée et, parfois, sceptique. Cette quiétude, je peux la trouver dans la marche, aussi bien en ville qu’à la campagne. On aussi peut aussi circuler en ville au rythme d’un paysan et regarder tout ce qui pousse : comment les hommes se débrouillent pour faire croître de l’argent un peu n’importe où ? Même si, là, comme je le disais, je crois que tout aura une fin…

Et cela vous réjouit ?

Qu’il y ait une fin à cette mentalité consistant à accumuler, à se différencier de ses voisins par la voiture que l’on possède, oui ! Mais je n’ai plus l’âge de participer aux changements qui viennent. Je peux être engagé dans la parole, mais dans la réalité, je suis désormais plus un observateur.