Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

« Apprendre à penser, c’est reconsidérer ce que l’on vous dit » (Tahar Ben Jelloun)


Grand entretien

Il est l’écrivain francophone le plus traduit dans le monde, lauréat du prix Goncourt en 1987 pour « La Nuit sacrée ». Il est aussi poète, peintre, philosophe et pédagogue. Après avoir publié « Le racisme expliqué à ma fille », l’islam ou encore le terrorisme expliqués à nos enfants, Tahar Ben Jelloun s’attaque aujourd’hui à la philosophie.


Vous aimez être un passeur, un lien de l’ancienne vers la nouvelle génération. Comme vous l’êtes du Maroc vers la France, finalement ?

Tout à fait. Je suis un pédagogue, parce qu’à partir du moment où j’ai eu des enfants, ils ont commencé à poser des questions, je me suis mis à réfléchir afin de répondre aux mieux à leurs interrogations et, par extension, à ce que d’autres parents puissent répondre aussi à celles que leurs enfants peuvent leur poser. Et quand j’allais dans les écoles parler du racisme, par exemple, je me rendais compte que j’expliquais pas mal de concepts relevant de la philosophie comme le droit, la justice, la morale, la vie, la mort, l’amitié, l’amour. Je me suis donc dit  : « Pourquoi ne pas en faire un livre ? » Cela m’a pris un an et demi, mais ce n’est pas un dictionnaire de philosophie  : je raconte des histoires, et dans ces histoires, je glisse des concepts quotidiens que j’explique.

Quel âge ont les enfants à qui s’adresse ce livre ?

J’ai testé le livre auprès d’enfants qui ont 11 et 12 ans. Ce n’est pas un livre d’histoire de la philosophie, je ne raconte pas les théories de Spinoza ou d’Aristote. J’essaye de prendre des concepts quotidiens. Si, dans la cour d’école, un enfant vole le goûter d’un autre, on va lui dire  : « Tu n’as pas le droit. » Mais c’est quoi, le droit ? Il faut lui expliquer ce qu’est la justice, ce qu’est le vol, et ainsi de suite. J’amène les concepts au fur et à mesure que je raconte des histoires.

Vous décortiquez, expliquez près de 190 mots tels que le bien, le mal, la vérité, l’ennui, l’amour, la solitude, l’argent, la tolérance. Comment les avez-vous choisis ?

J’ai dû faire un tri parce que je pensais toujours à la capacité de compréhension des enfants. Le mot « métaphysique », par exemple, était trop compliqué, donc je l’ai supprimé. Les enfants, il faut leur faire confiance, ils sont intelligents, pleins d’envie, de curiosité pour savoir et pour comprendre les choses. Il ne faut jamais les sous-estimer et tout vient de là. Tous les problèmes qu’ont les adultes plus tard viennent, à mon avis, du contact que les parents ont eu avec eux.

Vous utilisez un mot qui est très beau, c’est l’étonnement. C’est un peu cela, philosopher, c’est s’étonner. Les enfants le font naturellement selon vous ?

L’étonnement est l’une des définitions que donne Aristote de la philosophie et de la vie. Tant qu’on est étonné, c’est-à-dire curieux de savoir ce qui arrive, quand on voit quelque chose de nouveau qui arrive, on est étonné. Finalement, on se dit  : « On a encore des choses à apprendre ». Et c’est ça, l’étonnement. On est face à quelque chose qui se développe, et apprendre, c’est savoir qu’on a toujours quelque chose à apprendre. Ça ne s’arrête jamais. Il n’y a jamais quelqu’un qui va dire « ça y est, je sais tout », car personne ne peut savoir tout. On le voit aujourd’hui avec la situation sanitaire  : on peut même avouer que l’on ne sait pas grand-chose.

Développer l’esprit critique, alors ? Ce serait ça ? Esprit critique et doute ?

Évidemment, le doute ! Mais il faut faire attention, parce qu’il ne faut pas non plus qu’on ne fasse que douter. Il faut douter d’une manière mesurée, intelligente, retenir ce qui est vrai et rejeter ce qui est faux. Nous sommes aujourd’hui entourés et submergés par toutes ces nouvelles technologies où l’on raconte n’importe quoi et il faut faire attention plus que jamais parce que l’information, maintenant, circule sur tous les réseaux. La première chose que je demande à un enfant, c’est d’abord de penser à dire « non ». Finalement, apprendre à penser, c’est reconsidérer ce qu’on vous dit. Si on vous dit que la Terre est plate, vous dites  : « Attendez, je vais réfléchir. Est-ce qu’elle est plate ou ronde ? Est-ce qu’elle tourne ou est-ce le Soleil qui tourne ? » C’est se poser des questions et ne pas tout accepter.

On a toujours demandé aux enfants de se taire, d’écouter le maître. Maintenant, vous proposez aux enfants de douter du maître ?

Il faut apprendre à l’enfant à participer et lui donner le courage d’intervenir, de ne pas avoir peur de ses camarades. Tout le monde a son mot à dire et personne n’a raison, seul. On a raison ensemble. On peut philosopher dans la solitude, mais ça sert à quoi ? Quand on est tout seul dans un coin, on fait des spéculations. Dans une classe d’école, il faut que les idées circulent, il faut qu’il y ait des contradictions. Évidemment, c’est une pédagogie de liberté. L’école, c’est l’éveil à la vie qui se poursuit à la maison, et c’est pour ça que les parents, aussi, ont intérêt à lire ce livre parce qu’ils peuvent aider leurs enfants à répondre à certaines questions.

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La philo en 190 mots : un jeu d’enfant ! © Francesca Mantovani/Gallimard

L’écriture de ce livre a pris de longs mois pendant lesquels une pandémie s’est installée. Est-ce que cela a changé votre regard ?

La crise sanitaire accompagnée de la crise économique va sacrifier certaines libertés, dont celles de l’éducation et de la pédagogie. Les parents vont avoir d’autres soucis, d’autres problèmes à résoudre que de parler à leurs enfants. Malheureusement, c’est ce que je crains.

Vous pensez que les cours de philosophie et de citoyenneté ou la lecture de certains livres, comme celui que vous avez écrit, peuvent aider la jeunesse à y voir plus clair ?

Je suis contre le fait, par exemple, de faire des cours uniquement sur ce qu’on appelle les cours civiques. Non, il faut que le civisme soit présent dans toutes les matières et partout, et tous les jours. Le racisme ou les violences faites aux femmes par exemple sont des problèmes quotidiens, il faut en parler à l’école chaque jour un peu dans chaque matière. C’est un peu la formation et le statut des enseignants qui est en cause. Quand on est si mal payé – on est très mal payé en France quand on est instituteur ou institutrice, et je parle aussi bien sûr des profs du collège, etc. –, la motivation n’existe plus au bout du compte. Ma propre fille est institutrice par passion, elle ne fait pas ça pour gagner de l’argent. Elle gagne 1 700 € par mois. Aujourd’hui, à Paris, vivre avec 1 700 €, c’est impossible. Si je n’étais pas là pour l’aider, elle ne pourrait pas s’en sortir. Il y a d’autres familles où les parents ne peuvent pas aider leurs enfants. Je ne comprends pas que dans une société civilisée qui est pleine de prétentions comme la France, on ne paye pas mieux les gens qui sont à la base. Cette base, c’est l’éducation, c’est l’école ! C’est aussi le personnel soignant, les infirmières, les aides-soignants ! Or, ce sont deux domaines qui sont sous-estimés et mal payés par l’État français. Et ils l’ont constaté, bien sûr, depuis la crise sanitaire, mais rien n’a été fait pour que ça s’améliore.

Bourdieu parlait de capital symbolique. Il faudrait donner autant de capital symbolique, d’estime, à une institutrice qu’à un professeur d’Université ?

Elle est à la base de tout, l’institutrice ! Si elle fait mal son travail, l’enfant risque de grandir un peu courbé. C’est comme, je dirais, un légume que l’on va planter. Si on le repique mal, il poussera mal, c’est tout.

Sur les 190 mots que vous nous offrez, quel mot préférez-vous expliquer aux enfants ?

La générosité. Ça nous amène à parler, bien sûr, de l’amour, de l’amitié, de l’argent, du temps, de donner du temps aux autres, de s’occuper des autres, d’être attentif à ceux qui ont besoin qu’on les aide.

Un autre mot que vous affectionnez aussi – il est présent tout le long du livre – c’est « environnement ». Il s’accompagne du mot « eau » qui n’est a priori pas un concept philosophique. Ce sont des choses qui vous préoccupent et que comprennent bien les enfants ?

L’eau n’est pas un concept du tout, c’est un élément de la nature, mais si nous ne faisons pas attention à cette eau qui est synonyme de vie, on arrivera un jour à la fin de tout, à une sorte de cessation globale. Un jour, quelqu’un a dit que « si l’abeille disparaissait de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre1. »

Quel est le premier philosophe que vous avez rencontré et qui vous a marqué, dans votre vie d’ado et puis d’adulte ?

Nietzsche est quelqu’un avec lequel j’entretiens une amitié depuis très longtemps. L’autre jour, je relisais quelques passages de Ainsi parlait Zarathoustra, et j’ai retenu celui-ci  : « À présent je suis léger ; à présent je peux voler ; à présent, je suis moi-même en dessous de moi ; à présent, Dieu danse à travers moi. » C’est joli.

C’est votre philosophie de vie, en ce moment, pour tenir face aux heures sombres que nous traversons ?

J’essaye, mais vous savez, ce n’est pas facile, parce que le confinement, la peur, l’angoisse de cette saloperie… J’ai perdu en l’espace de trois semaines six amis, l’un après l’autre, de la Covid-19, et ça m’a touché énormément parce que je ne pensais pas les perdre si vite. Il faut faire très attention et, en même temps, espérons que le virus sera vaincu par un vaccin, ou qu’il n’y aura pas de la concurrence sur le plan du fric et de l’exploitation de la misère et de la maladie par les gros laboratoires pharmaceutiques.

Qu’est-ce que vous expliquerez aux enfants dans votre prochain ouvrage qui leur serait dédié, après le terrorisme et la philo ? Qu’est-ce que vous auriez envie de leur dire ensuite ?

J’aimerais beaucoup initier les enfants à la poésie. Je pense que c’est ce qui va nous sauver de la douleur du monde et de la stupidité de l’homme. Pour moi, la poésie, ce ne sont pas uniquement des mots qui s’écrivent, c’est aussi une façon d’être au monde, une façon d’être léger et de danser avec Dieu, ou de permettre à Dieu de danser à travers nous, comme dit Nietzsche l’a écrit.


1 La phrase est attribuée, sans doute erronément, à Albert Einstein, NDLR.