L’universalité des droits humains est souvent confondue avec une uniformisation, qui nie les différences et les identités. Au contraire, elle est la condition même de la réalisation des droits fondamentaux de toutes et de tous et de l’égalité entre homme01s et femmes.
L’universalité des droits de l’homme « signifie que tous les êtres humains jouissent des mêmes droits fondamentaux du seul fait de leur humanité, où qu’ils vivent et quels qu’ils soient, indépendamment de leur statut ou de toute caractéristique particulière »1. Elle a été proclamée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) en son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Une déclaration dont la laïcité est indissociable2 : elle en partage les valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité.
L’universalité, cela veut dire nécessairement l’égalité des droits et l’interdiction de la discrimination : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits […], sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe […] ou de toute autre situation3. » Dans la DUDH, les droits sont énumérés dans des articles qui commencent par « toute personne a droit… » ou « tout individu a droit… », formulations neutres quant au genre, qui incluent les femmes et les hommes. La rédaction en a été confiée à des femmes et à des hommes issus de toutes les régions du monde4.
La force de l’universalité
L’universalité envisagée comme valeur absolue est encore bien loin d’être réalisée, tant les discriminations et les inégalités subsistent, au point qu’on a pu n’y voir qu’une idéologie dissimulant des rapports de domination. Bien au contraire. Les terribles violations persistantes des droits sont causées par ceux qui les nient – dictateurs, fondamentalistes religieux, partisans de la course au profit – et non par ceux qui se battent pour leur mise en application inconditionnelle.
Dans son discours à l’occasion des soixante ans de la DUDH en 2008, Navi Pillay, l’ancienne haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, se base sur son expérience personnelle de femme issue d’un milieu modeste, victime de l’apartheid, et sur son combat contre le régime raciste sud-africain pour affirmer la force de l’universalité des « valeurs fondamentales et des aspirations incarnées » par la Déclaration , qui forme « un système de valeurs universelles ainsi que des droits qui garantissent à tous, partout dans le monde, dignité, justice et égalité »5. Elle observe également que « l’universalité des droits de l’homme est souvent remise en cause, plus souvent par les débiteurs de l’obligation que par les détenteurs de droits »… Elle est rejointe en cela par Karima Bennoune, la rapporteuse spéciale auprès des Nations unies pour les droits culturels : « Les attaques contre l’universalité proviennent souvent des plus puissants qui cherchent à détruire un outil utilisé pour remédier au rapport de force. » L’universalité des droits humains est précisément le socle philosophique et juridique qui permet à toute personne de revendiquer ses droits… Et c’est précisément ce qui dérange nombre de pouvoirs autoritaires ou traditionnels de par le monde.
Les droits des femmes dans les droits de l’homme
En 1966 ont été adoptés les Pactes 6, dont l’article 3 commun affirme que « les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés… ». Face à la lenteur de la mise en œuvre de ce principe, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (plus connue sous son acronyme anglais CEDAW) a été adoptée en 1979. Elle se situe dans le prolongement de la Déclaration et des Pactes, comme il est mentionné dans le préambule, où figure également le constat « qu’en dépit de ces divers instruments les femmes continuent de faire l’objet d’importantes discriminations ». Elle oblige les États à « adopter les mesures nécessaires à la suppression de cette discrimination sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations ». Elle n’instaure aucune différence de droits, bien au contraire : elle a pour but la réalisation effective de l’égalité des droits entre hommes et femmes. Elle vise à concrétiser l’universalité des droits garantie par la Déclaration et les Pactes. Elle met les États dans l’obligation de prendre « toutes les mesures appropriées […] afin de garantir aux femmes l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes ». Elle contient de nombreuses dispositions plus spécifiques sur la réalisation de l’objectif d’égalité ; par exemple, les États doivent légiférer afin de modifier « les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières […] qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ».
En ce qui concerne l’Europe, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) affirme l’interdiction de la discrimination en rapport avec le sexe et prône la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention. La convention d’Istanbul est spécifiquement consacrée à la prévention et à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et contre la violence domestique. S’inscrivant dans la continuité des Pactes, de la CEDAW de la CEDH, elle souligne que les violences contre les femmes et contre les filles « constituent une violation grave des droits humains des femmes et des filles et un obstacle majeur à la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes ». Un de ses buts est de « contribuer à éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et de promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, y compris par l’autonomisation des femmes ». Là aussi, le but de cette convention spécifique est de réaliser effectivement les droits universels.
La menace du relativisme culturel
L’universalisme – la reconnaissance de l’unité du genre humain, de l’égalité de ses membres, de leur égale dignité et de leurs droits – inclut nécessairement la réalisation effective de l’égalité des droits entre femmes et hommes. Le relativisme, au contraire, comporte des menaces graves pour les droits humains en général, et pour les droits des femmes en particulier7. Ainsi, certains États ont fait part de leurs réserves à la CEDAW, subordonnant l’application de toutes les dispositions de la Convention ou de certaines d’entre elles à leur conformité avec la loi islamique 8. C’est la négation même des droits universels que de les assujettir au respect d’une loi particulière, à plus forte raison quand il s’agit d’une loi absolutiste fondée sur des normes religieuses. En Europe, la convention d’Istanbul a aussi rencontré une forte opposition dans certains pays dirigés par des gouvernements conservateurs, au nom de la défense de valeurs « traditionnelles » d’inspiration religieuse 9.
Cette hostilité féroce montre bien que l’enjeu est de taille : au nom du relativisme, du respect de la religion ou de l’identité, certains États et divers mouvements s’opposent à l’universalité des droits de l’homme, et surtout à sa réalisation effective grâce aux conventions destinées à combattre les discriminations et les violences dont les femmes sont victimes. Les droits des femmes sont actuellement le terrain d’une lutte politique acharnée entre partisans de l’universalité des droits et ses opposants, qui se fondent sur une prétendue tradition ou exception culturelle pour refuser d’appliquer des droits fondamentaux qui menaceraient leur position dominante justifiée par cette même tradition. Les forces du gender backlash s’attaquent aux avancées réalisées ces dernières décennies, surtout en matière de droit à l’IVG, à l’éducation sexuelle…, présentées comme des symptômes d’une « idéologie gender », ou cherchent à empêcher les progrès 10. La récente interdiction de l’IVG en Pologne doit être placée dans ce contexte.
Le caractère fondamental de l’universalité des droits de l’homme dans la lutte contre les discriminations fondées sur le genre a été rappelé par des rapporteurs spéciaux de l’ONU. Pour Ahmed Shaheed, cette universalité ne peut pas être remise en cause par des « attitudes traditionnelles, historiques, religieuses ou culturelles », et les États doivent veiller à ce que leurs lois « respectent le principe de l’universalité des droits de l’homme et le droit à l’égalité et à la non-discrimination et à ce qu’aucune d’entre elles ne crée, ne perpétue ou ne renforce la violence, la discrimination ou les inégalités fondées sur le genre»11.
Ou, comme l’a éloquemment relevé Karima Bennoune, « étant donné que les droits fondamentaux des femmes sont souvent le terreau privilégié des menaces contre l’universalité, l’affirmation selon laquelle les droits des femmes sont des droits de l’homme, et, par conséquent, s’inscrivent dans le cadre de l’universalité est […] mémorable ». Rejoignant le témoignage de Navi Pillay, elle souligne que « la rhétorique de l’universalité résonne souvent le plus fortement chez les personnes les plus marginalisées et les plus discriminées »12. L’universalité est un « projet véritablement mondial, et non une idée qui appartient à un pays ou à une région donnée ou qui en émane » et qui donne les armes de l’émancipation.
1 Karima Bennoune, « Universalité, diversité culturelle et droits culturels », A/73/227.
2 « Droits humains » dans « La laïcité de A à Z » sur www.laicite.be.
3 La Déclaration renvoie aussi à la Charte des Nations unies, dont le préambule affirme « l’égalité de droits des hommes et des femmes ».
4 Sur le rôle des femmes dans la rédaction de la Déclaration, cf. « Women helped make the Universal Declaration of Human Rights “universal” », mis en ligne sur https ://unhumanrights.medium.com, 6 mars 2018.
5 Navanethem (Navi) Pillay, « Les droits humains sont-ils universels ? », mis en ligne sur www.un.org.
6 Pacte international sur les droits civils et politiques, et Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels.
7 Karima Bennoune, op. cit.
8 Par exemple, le Brunei, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, la Malaisie et la Mauritanie.
9 La Bulgarie, la Hongrie, la Slovaquie, le Royaume-Uni, parmi d’autres États, n’ont pas ratifié la Convention, tandis que la Pologne l’a ratifiée, mais que le gouvernement actuel y est très hostile.
10 Groupe de travail sur la discrimination envers les femmes et les filles, « Gender Equality and Gender Backlash », mis en ligne sur www.ohchr.org.
11 Ahmed Shaheed, « Violence et discrimination de genre perpétrées au nom de la religion ou de la conviction », A/HRC/43/48.
12 Karima Bennoune, op. cit.