Espace de libertés | Mars 2021 (n° 497)

« Tuez n’importe qui, n’importe quand »


International

Cinq ans après les attentats de Bruxelles, au cœur de l’offensive de Daesh sur l’Europe, Marc Trévidic décortique de l’intérieur la terreur à des fins idéologiques, politiques et religieuses en s’appuyant sur son expérience de juge d’instruction au pôle antiterroriste. Une réflexion aussi originale que documentée sur le terrorisme islamiste, sur ses sources, sur ses ressorts et ses ambitions.


C’est peu dire que Marc Trévidic est habité par le terrorisme. Il va même jusqu’à se fondre en lui pour proposer un roman à la première personne dont le « héros » est l’objet de ses recherches. La réflexion qu’il propose balaie une grande variété de domaines, de la philosophie à la géostratégie, de la théologie à l’histoire. Ce Discours de la méthode terroriste n’emprunte pas pour rien ses références à René Descartes. Après la période éventuelle de doute et le chemin qui mène à la vérité, « tout retour en arrière est devenu impossible », tranche le magistrat français, qui a bien voulu, cinq ans après, évoquer les attentats de Bruxelles pour Espace de Libertés.

Haro sur l’épicentre fantasmé

« Je me souviens bien sûr de ces attentats », se remémore Marc Trévidic. « Je me rappelle aussi d’ailleurs à l’époque le bashing à l’encontre de la Belgique, soupçonnée et même accusée de ne pas avoir été très attentive aux foyers de terrorisme qui se développaient sur son territoire. Les enquêtes ont démontré par la suite la porosité entre les frontières et la grande proximité dans ce domaine entre la France et la Belgique. La filière franco-belge s’est hélas illustrée dans plusieurs attaques meurtrières. »

La coordination judiciaire européenne pour la lutte contre le terrorisme, Marc Trévidic en a expérimenté les balbutiements, et aussi les limites, quand elle met aux prises quatre ou cinq pays à la fois  : « La coopération bilatérale ne suffit plus face à certains réseaux. Déjà à deux pays, c’est très compliqué d’engager des actions concrètes, car il y a une multiplicité d’acteurs à prendre en compte. S’il n’y avait que les institutions judiciaires, ce serait peut-être plus simple, mais il faut compter avec les polices, les responsables politiques, les opinions publiques, la pression médiatique… Le modèle de l’efficacité, qui existe dans un État fédéral, c’est le FBI américain. Nous n’avons pas cette organisation en Europe, c’est ainsi », observe, fataliste, le magistrat.

Les services judiciaires et policiers rencontrent des difficultés pratiques dans la lutte contre les réseaux islamistes, peu comparables aux autres formes de terrorisme  : « Au-delà de la manière dont certains quartiers sous emprise islamiste favorisent le développement de cette idéologie, il faut voir aussi comment ils constituent des environnements de protection pour les réseaux terroristes », relève Marc Trévidic. « Imaginez avoir à sonoriser un appartement dans un quartier où tout le monde se connaît et où beaucoup de gens surveillent les allées et venues. C’est quasiment impossible. »

La radicalisation, problème de fond

Le magistrat travaille depuis longtemps sur le terrorisme islamiste. Il a été procureur antiterroriste durant trois ans, puis juge d’instruction au pôle antiterroriste pendant dix ans. Président de chambre à la cour d’appel de Versailles depuis 2018, il n’est plus chargé de ces questions. Il demeure néanmoins riche d’une expérience rare dans la magistrature française, ce qui lui a permis d’observer les changements de méthode du terrorisme islamiste  : « Il a connu des évolutions notables en quelques années. Avec al-Qaida, il fallait des autorisations préalables avant toute initiative, tandis qu’avec l’État islamique les terroristes passent à l’action sans demander. Il n’y a pas d’état-major, le seul mot d’ordre, c’est un discours de haine. “Tuez n’importe qui, n’importe quand”, voilà les seules directives. Et les conditions du recrutement ont aussi sensiblement varié avec les réseaux sociaux, qui amènent vers le terrorisme un public plus large. Le terrorisme a un avenir, car c’est une méthode de violence politique qui ne requiert pas une armée », relève le juge.

Marc Trévidic n’est pas dupe des acrobaties géopolitiques qui ont émaillé l’histoire du terrorisme ces dernières décennies. Dans son livre, Le roman du terrorisme, les États-Unis d’Amérique sont épinglés pour leur politique de gribouille. Après avoir contribué à installer le régime des talibans en Afghanistan, après avoir – comme l’Occident de manière générale d’ailleurs – soutenu les djihadistes bosniaques, l’Oncle Sam a « rendu vrai ce qui était initialement faux, à savoir le lien entre le régime baasiste et al-Qaid ».

Marc Trévidic

La magistrat Marc Trévidic, actuellement président de chambre à la cour d’appel de Versailles, est spécialisé dans les affaires de terrorisme dont il décortique les rouages dans son dernier ouvrage. © Jean-Luc-Bertini/Flammarion

Le magistrat s’alarme aussi des contresens commis par les discours sur le terrorisme  : « J’entends beaucoup de bêtises à ce propos, et d’abord des confusions. On utilise des mots à la place d’autres, par exemple en faisant l’amalgame entre islamisme et terrorisme. On croit lutter contre l’islamisme quand on lutte contre le terrorisme, mais il n’en est rien. » Pour lui, le problème de fond, c’est la radicalisation  : « Arrêter des terroristes n’endigue en rien l’islamisme. Au-delà de leur caractère meurtrier, les attentats ne sont que des épiphénomènes. Souvenons-nous qu’entre l’attentat parisien de Port-Royal en 1996 et les attaques de Mohamed Merah en 2012, il n’y a pas d’acte terroriste sur le sol français. Cela n’a pas empêché l’islamisme de se développer… »

Le juge Trévidic est également sévère avec les responsables politiques français  : « On demande à la justice de remplir des missions qui ne lui incombent pas », explique-t-il. « Prévenir la radicalisation n’est pas son métier. Et d’ailleurs en quoi est-ce une infraction pénale ? Le législateur estime souvent qu’en votant une loi il règle un problème. Mais les défis auxquels nous devons faire face nécessitent un travail de longue haleine qui ne peut connaître une réelle efficacité que sur le long terme. Qui dépasse de très loin les séquences électorales qui rythment nos démocraties. »

Il se désole aussi de la manière dont le terrorisme impose ses normes  : « Que ce soit au Danemark ou en France, les actions terroristes menées contre ceux qui avaient voulu, au risque de leur vie, garantir la liberté d’expression avaient pour objectif de vous imposer un comportement contraire à nos valeurs », observe le magistrat. « Le plus surprenant fut que certains esprits paradoxaux, au cœur de nos démocraties, avancèrent l’idée que la liberté d’expression devait avoir ses limites et qu’il fallait, notamment, ne pas blasphémer. Si les Britanniques avaient raisonné ainsi dans les années 1980, Salman Rushdie ne serait plus de ce monde. »