L’étude des faits et des événements passés constitue-t-elle un outil efficace pour défendre les valeurs humanistes ? En est-elle la gardienne ? Et d’ailleurs de quelle histoire s’agit-il ?
Il existait bien un roman national forgé sur base des travaux de Pirenne, héraut de la Belgique conquérante, bourgeoise et industrielle du XIXe siècle, fondée sur quelques grands mythes « patriotiques » : les communiers flamands et la bataille des Éperons d’or, les 600 Franchimontois, les comtes d’Egmont et de Hornes, les Gueux, etc. Mythes fortifiés par la little poor Belgium de 1914-1918 et son Roi Chevalier… Mais, précisément, c’est avec cette épreuve que se déchira le voile : une partie non négligeable de la population choisit de coopérer avec l’occupant. Et le suffrage universel, objet d’opiniâtres combats de la classe ouvrière et de la frange progressiste et laïque de la bourgeoisie, permit que s’affirment aussi des options situées aux antipodes. Avec la seconde occupation, celles-ci se sont concrétisées par le choix délibéré d’une adhésion militante aux idéologies obscurantistes, voire criminelles. C’en était fini d’un roman national rêvé, éclairé, modèle libéral pionnier en Europe.
L’histoire du pays constitue-t-elle donc encore ce rempart des Lumières ? Surtout qu’à y regarder de près, ce paradis éclairé du passé recèle quelques faux-semblants dont l’histoire critique a révélé peu à peu la sombre vérité. Pendant combien de décennies la misère engendrée comme effet collatéral du capitalisme conquérant a-t-elle été baptisée progrès économique et liberté d’entreprise ? Pendant combien d’années l’histoire proclamée et enseignée a-t-elle véhiculé l’image de la civilisation, donc des valeurs humanistes apportées à « notre Congo » ? Ne célèbrent-elles pas également l’histoire, les grands-messes nationalistes encore récentes à la tour de l’Yser ? Les récits du front de l’Est : ce glorieux passé sous l’invocation de l’AVV-VVK1 ou de la svastika libératrice des barbares bolcheviks ? Les défilés et les monuments aux morts SS dans les pays baltes et en Ukraine ne se revendiquent-ils pas de l’histoire, leur histoire ? Quelle connotation prendra le Musée d’histoire flamande souhaité par Bart De Wever ? Les enfants de collaborateurs, vedettes volontaires de séries télévisées récentes, ne proclament-ils pas leur devoir de mémoire : l’injustice commise envers leurs parents ?
L’instrumentalisation de la mémoire
Précisément, ce devoir de mémoire revendiqué, encensé, est donc un instrument utile aux objectifs proclamés par ceux qui l’exercent, y compris par ceux qui se revendiquent de l’humanisme. Mais en pliant ce devoir aux objectifs du moment, ne refaçonnent-ils pas le passé à l’aune de leur vision du présent ? Rappelons cette mobilisation gigantesque des pouvoirs publics au bénéfice de la société privée qui monta la fameuse exposition « J’avais 20 ans en 45 » qui se concluait par une ritournelle sur la communauté européenne, ou aussi l’adjonction « droits de l’homme » en finale de Kazerne Dossin, ouvrant les possibilités d’actualisation et de perpétuation d’activités… et de subsides.
Quand, dans le but légitime de barrer la route à la montée des périls, donc de l’anti-humanisme, on mobilise le devoir de mémoire au nom de l’antifascisme, se donne-t-on les moyens de comprendre vraiment ce qui se passe aujourd’hui ? L’assimilation au passé est dangereuse, car elle ne donne pas les clés du présent. Au contraire, elle en masque le plus souvent la nature exacte et surtout elle empêche de l’analyser efficacement.
Quand en France, en 1958, le PCF jeta son poids qui était encore énorme dans la bataille contre le général de Gaulle en criant au fascisme, cela ne lui permit pas de comprendre ce qui se passait réellement. Et personne ne le suivit. Les premiers anathèmes lancés contre le Front national occultèrent la nature exacte du phénomène à la fois sociologique et politique qui allait pulvériser les forces de gauche. Le devoir de mémoire avait brouillé la vision et l’analyse du présent. Crier au loup ne le fait pas reculer, surtout si ce n’est pas un loup !
Pour en revenir à la question posée, l’histoire n’est la gardienne de rien si elle est pratiquée comme un devoir envers quiconque ou quelque cause que ce soit. Elle est un devoir en ce qu’elle aspire à comprendre la réalité, la vérité d’un mouvement, si celui qui la pratique n’est animé que d’une seule ambition : comprendre, comprendre, comprendre… c’est-à-dire distinguer les forces réelles et les processus divers qui sont en mouvement.
Peut-on vraiment contrer la montée des forces d’extrême droite en Belgique en recourant au vocabulaire et aux analyses des années 1930 ? Suffit-il de rappeler Rex et le VNV2 ? Mais aussi, chez ceux qui le voient prospérer avec terreur, suffit-il de traiter de stalinien le PTB pour le contenir ? Pire : sans réelle préparation, suffit-il d’aller à Auschwitz pour en revenir « humaniste » et mieux s’opposer à la NVA qui compte des Juifs dans ses rangs… et parmi ses élus ?
Analyser pour comprendre
Comprendre le passé pour se prémunir contre le présent n’est cependant pas inutile, encore faut-il réellement l’étudier et non le diaboliser ou l’embellir. Et ce n’est pas simple. Il a fallu des décennies pour que deux historiens étrangers (un Français et un Britannique) analysent correctement le rexisme. Il a fallu les coups de poings médiatiques d’un Maurice De Wilde et ses séries télévisées De Nieuwe Orde pour bousculer le martyrologe dressé en Flandre autour de la collaboration et « libérer » le chemin pour qu’un historien courageux analyse correctement le VNV comme un mouvement fasciste. Il s’appelle Bruno De Wever. C’est lui qui, précisément ces jours-ci, prend clairement position contre les propositions de son frère Bart qui désire sacraliser un glorieux passé flamand, dont il situe à tort les sources au Moyen Âge, pour asseoir ses ambitions nationalistes. Nouvelle illustration de ces analyses utiles, de ces « leçons de l’histoire » qui servent de fondements aux commémorations. Comme l’a écrit un autre jeune historien flamand, Nico Wouters, aujourd’hui directeur du CEGESOMA3, les commémorations figent l’histoire, mais ne l’analysent pas. Elles sont le type même du « devoir de mémoire » mobilisé au service des pouvoirs qui en ont usé et abusé ces dernières années, figeant ainsi des images du passé devenues fleurs de rhétorique et leçons de morale… et accaparant des sommes énormes soustraites à la recherche fondamentale, aux travaux à long terme qui tentent de comprendre et non honorer.
Ce qui aurait fait sens et manque curieusement dans les concerts officiels, c’est l’étude des ressorts qui ont joué dans les mobilisations « humanistes », traduisons : démocratiques. Très souvent, l’évocation de leurs protagonistes est passée du stade de « potiches d’honneur » à l’effacement. Les luttes sociales pour la dignité des travailleurs, l’antifascisme, la résistance aux occupations furent des phénomènes complexes, multiformes, traversés de contradictions et d’oppositions. Il y a là beaucoup à apprendre, mais le lissage par la commémoration et le « devoir de mémoire » torturent cette histoire et n’est ainsi d’aucun secours pour comprendre le présent.
Comparaison n’est pas raison
Je réponds donc : non, le « devoir d’histoire » n’est pas obligatoirement un support des aspirations démocratiques. Non, le rappel constant, bien intentionné, des années 1930, devenu un passage obligé du discours politique, ne constitue pas un rempart de la démocratie. Sa confrontation au présent néglige quelques constats essentiels que je ne peux qu’effleurer ici. Alors que la montée du fascisme avait réveillé et fortifié la gauche dans les années 1930, suscité des rassemblements unissant tant les syndicats ouvriers que de nombreux intellectuels en France et en Belgique, nous assistons à l’effritement, voire la disparition de ces mêmes garants de la défense de l’humanisme. Où est la gauche de Flandre face aux victoires du Vlaams Belang et de la NVA ? Où sont les démocrates libéraux qui assuraient l’alliance avec la bourgeoisie progressiste, le plus souvent laïque dans la défense du patrimoine démocratique ? Qui expliquera comment les braillards costauds du VMO4 ont fait place aux universitaires huppés du Schild en Vrienden ? Ces analyses-là sont à peine esquissées, mais il est déjà évident que coller la réalité des années 1930 sur les enjeux d’aujourd’hui ne nous donne pas les clés pour comprendre ceux-ci. A fortiori pour les combattre efficacement.
Alors l’historien rejette-t-il l’histoire comme clé indispensable de la compréhension du présent ? Évidemment, non ! Mais la recherche fondamentale doit se poursuivre, ne pas s’arrêter aux faux-semblants, au travail dédicacé, à la confiscation idéologique et politique, à la soumission aux « grandes machines » internationales qui financent des projets au gré des volontés gouvernementales et de l’autojustification existentielle. Et pour cela, débarrassons la recherche historique de ses « parrains » intéressés, des impératifs à la petite semaine, des résultats à court terme. Mais rien n’indique que nous allions dans cette direction.
1 Abréviation de Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus (« Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ »), célèbre slogan du mouvement flamand.
2 Vlaams Nationaal Verbond (Ligue nationale flamande), parti nationaliste flamand qui a collaboré avec l’occupant nazi.
3 Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines/Archives de l’État en Belgique.
4 Vlaamse Militanten Orde (« Ordre des militants flamands »), ancien groupe d’action nationaliste flamand puis de propagande d’extrême droite fondé en 1949 et mis hors la loi en 1981.