Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

L’immigration sans clichés : alors, surpris ?


Libres ensemble

La migration forcée constitue un sujet majeur de préoccupation dans les sociétés contemporaines. Mais le politique s’en sert généralement au pire comme d’un épouvantail, au mieux comme d’un problème insoluble « tout en gardant un visage humain ». Fort de plusieurs enquêtes de terrain, le professeur Jean-François Maystadt, attaché à l’UCLouvain et chercheur FNRS, brise nombre de clichés sur le phénomène.


« L’image générale qui prévaut quand on évoque les réfugiés est celle de bateaux et de trains remplis de gens du Sud qui essaient de monter vers le Nord vu comme une terre d’asile et de prospérité. C’est notamment l’image que l’on a eue de la Syrie depuis une dizaine d’années. Or, c’est erroné, la plupart des personnes déplacées dans le monde se trouvent dans des pays voisins aux pays d’origine et à faible revenu. En Europe, moins d’un pour cent des habitants sont des réfugiés. Au Liban, c’est plus d’un quart de la population, dans un pays dont l’équilibre est extrêmement précaire », explique le chercheur à la suite d’une visite récente à Beyrouth. C’est que Jean-François Maystadt, dont l’expertise porte sur la migration forcée – en particulier l’impact et l’intégration des réfugiés dans les pays en voie de développement – n’est pas un « chercheur en chambre ». Il a notamment combiné une analyse de données individuelles à une enquête de terrain dans les camps de réfugiés en Tanzanie, dans la région de Kagera, zone presque « envahie » de réfugiés venus du Burundi (1993) et du Rwanda (1994) qui fuyaient la guerre et la famine. Sa recherche s’étend aujourd’hui à d’autres pays d’Afrique ou du Moyen-Orient.

05 August 2020, North Rhine-Westphalia, Gelsenkirchen: Adel Lhababi, (l) trainee from Morocco and Sven Warda, instructor practising in a pilot course of train driver training for migrants in the train simulator. The 13 participants come from seven nations. Over the next five years, around 1700 train drivers will be missing from NRW. Photo: Caroline Seidel/dpa

Nous pouvons supposer que l’intégration des réfugiés dans l’économie locale pourrait agir comme un multiplicateur de développement économique. © Caroline Seidel/DPAPicture-Alliance/AFP

De l’aide humanitaire au développement

« À l’aide de données de ménages, administratives ou satellitaires, ainsi que de méthodes statistiques ou économétriques, je tente de décrire les conséquences économiques de l’accueil de réfugiés ou de personnes déplacées à l’intérieur de pays à faible revenu. À court terme, c’est vrai, la violence, la dégradation de l’environnement et la propagation des maladies sont des risques majeurs pour les populations hôtes. Mais à long terme, les infrastructures, le commerce et les marchés du travail sont des facteurs clés qui déterminent les impacts sur les communautés d’accueil. Ces impacts sont souvent positifs, avec des effets redistributifs très forts. Mes projets consistent à considérer les options disponibles pour renforcer la résilience à la lumière de ces données. Les investissements dans les infrastructures – par exemple, routières –, l’approfondissement du commerce avec les pays d’origine, ou encore l’intégration locale des réfugiés au moyen d’un accès au marché du travail sont autant de stratégies à explorer pour renforcer la résilience et passer de l’aide humanitaire au développement », explique Jean-François Maystadt.

« Revenons sur le cas de la région de Kagera au nord-ouest de la Tanzanie. Grande comme deux fois la Belgique, elle comptait un million et demi d’habitants au début des années 1990. De fin 1993 à 1995, elle va voir arriver du Burundi et du Rwanda plus de 800 000 personnes en quelques mois, dont plus de 300 000 dans un seul camp. On perçoit souvent à tort ces camps de taille gigantesque comme des espaces non structurés avec des personnes déplacées sous assistance et de manière temporaire. La réalité est bien différente. Primo, les situations temporaires sont rares. Près de 70 % des réfugiés ont ce statut pour plus de cinq ans et conduisent à ce que le Haut-Commissariat aux réfugiés appelle des situations prolongées d’urgence. Certains réfugiés sont restés en Tanzanie plus de dix ans. Ensuite, les réfugiés sont loin d’être passifs et prennent des décisions en matière de consommation, de production, interagissent avec la population locale sous forme d’échanges commerciaux et non commerciaux. Ils peuvent faire partie intégrante de leur société. Ainsi, de charge, ils peuvent devenir une ressource. Ce sont des consommateurs, même très pauvres, et ils représentent une force de travail non négligeable. »

L’intégration, un multiplicateur du bien-être

Conclusion ? « Nos résultats indiquent que la présence de réfugiés a considérablement augmenté la consommation réelle par habitant entre 1991 et 2004. Cette situation crée des gagnants qui peuvent bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché et d’une demande accrue pour les biens agricoles, mais aussi des perdants dus à une concurrence plus forte sur le marché du travail et à l’augmentation de certains prix à la consommation. Jusqu’en 2010, les effets persistent bien que la plupart des réfugiés soient partis entre 1996 et 2000. Quels sont les canaux possibles de transmission d’une telle persistance ? Le plus important est une diminution considérable des coûts de transport à la suite de l’augmentation de la construction de routes. Les résultats vont à l’encontre de l’opinion répandue aujourd’hui selon laquelle les migrants forcés constituent systématiquement un fardeau. Au contraire, nos résultats suggèrent que les réfugiés contribuent au développement économique. À court terme, les priorités devraient certainement être d’améliorer la capacité de la population locale à faire face aux changements de prix et de concurrence sur le marché agricole. Ensuite, progressivement, l’aide humanitaire doit céder la place à des efforts de développement à long terme, en capitalisant sur les investissements routiers réalisés par les organisations internationales. Dans un contexte similaire à notre étude de cas en Tanzanie, nous pouvons supposer que l’intégration des réfugiés dans l’économie locale aurait certainement pu agir comme un multiplicateur de développement économique. Une option trop souvent négligée pour faire face aux situations prolongées de réfugiés. »

BOGOTA, COLOMBIA - OCTOBER 16: Close-up of a work of Colombian plastic artist and animated video maker Edgar Alvarez on a railway in Bogota, Colombia on October 16, 2020. Edgar Alvarez is dedicated to reflect social phenomena with plasticine such as the Venezuelan migration crisis, the homeless people's style of living, and the coronavirus (COVID-19) pandemic. Juancho Torres / Anadolu Agency

Les réfugiés représentent une force de travail non négligeable. © Juancho Torres/Anadolu Agency/AFP

Évidemment, c’est un cas particulier, mais des conclusions similaires quant à la contribution des réfugiés au développement économique ont été tirées dans des contextes différents, par exemple en Ouganda, au Kenya ou encore plus récemment en Turquie, en Jordanie ou au Liban.

Au-delà du marché du travail

Le chercheur, au fil du temps, intègre de nouveaux outils. Données de téléphonie mobile pour comprendre la mobilité des réfugiés en Turquie. Données anthropométriques (taille et poids des enfants) pour évaluer l’impact d’afflux massifs de réfugiés sur la santé dans plus de trente pays africains. Images satellites pour jauger la déforestation ou l’utilisation des sols en Afrique. Ainsi, l’an dernier, il publie une synthèse qui bouscule, une fois de plus, le cliché lié au réfugié : « Dans une vue plus nuancée de la manière dont les réfugiés affectent le paysage africain, on constate que les zones d’accueil de réfugiés connaissent une légère augmentation de l’état de la végétation. Il n’y a aucune preuve systématique que les réfugiés contribuent à la déforestation en raison de leur engagement dans des activités d’extraction de ressources. Mais il est vrai qu’il existe un risque accru de conversion des zones forestières en terres cultivées. Les agriculteurs locaux peuvent répondre aux incitations à développer l’agriculture et intensifier leur production. »

« Une littérature émergente quantifie les impacts des personnes déplacées sur les communautés d’accueil, en particulier par le biais des marchés des biens et du travail. La plupart des analyses se sont concentrées sur un secteur ou un canal d’impact particulier. Cependant, une vue plus complète est nécessaire pour mieux comprendre comment la présence prolongée de réfugiés peut changer de manière structurelle les économies d’accueil », conclut Jean-François Maystadt, non sans remettre en cause les clichés trop souvent trompeurs circulant sur les réfugiés.