Jean-Yves Mollier est historien, spécialiste du livre et de l’édition, auxquels il a consacré une quinzaine d’ouvrages. Il travaille depuis de nombreuses années sur la censure sous ses diverses formes, qu’elle soit politique, religieuse, morale ou encore économique.
Les menaces sur la liberté de publier connaissent-elles globalement une nouvelle vigueur ou n’ont-elles en réalité jamais disparu ?
En réalité, la censure et les menaces sur les libertés ne disparaissent jamais. Selon le rapport des forces établi entre ceux qui souhaitent étendre le spectre des libertés et ceux qui y sont opposés, la menace est plus ou moins forte. Pour prendre un exemple, quand Georges Pompidou interdit Hara-Kiri en novembre 1970, il est incapable d’empêcher sa renaissance sous le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, Charlie Hebdo. Au-delà de cette forme élémentaire de censure par intervention directe du pouvoir, les deux premières décennies du xxie siècle ont inventé des formes plus subtiles de contrôle de la parole ou de l’écrit. Dans plusieurs pays de forte tradition démocratique, des gouvernements tentent, par exemple, d’interdire l’action des lanceurs d’alerte. Il aura fallu beaucoup de courage à Antoine Deltour pour endurer les avanies qu’a entraînées la publication des Luxembourg Leaks dans la presse internationale. En 2018, la Commission européenne l’a déclaré responsable d’un réel dommage porté à l’État du Luxembourg, le crime devenant ainsi la norme aux yeux des Vingt-sept. On verra surtout dans cette attitude absurde la véritable preuve d’un refus d’accepter les conséquences logiques de la démocratie. Si l’individu est capable de désigner ses représentants, pourquoi ne le serait-il pas de lire les messages des divers services de l’État susceptibles de l’éclairer sur l’action de ses gouvernants ? En réservant à certains la connaissance de ces papiers sensibles, on établit une hiérarchie entre les citoyens et on essaie de retarder le moment où le principe démocratique continuera son développement.
Bien au-delà de la seule Europe, votre livre propose un vaste panorama des atteintes à la liberté de publication existant dans le monde. Mais si la censure est un phénomène universel, recouvre-t-elle pour autant les mêmes formes sur tous les continents ?
La censure est universelle et on la trouve présente à toutes les époques, des empires chinois et romains à nos jours. Toutefois, si elle traverse les temps historiques, elle ne revêt pas les mêmes formes ni les mêmes habits partout. Religieuse à l’origine, à Rome, en 443 av. J.-C., elle passe aux mains des États au Moyen Âge et à l’époque moderne, puis elle pénètre davantage le terrain de la morale, au xixe siècle, lorsque le procureur Pinard condamne Baudelaire pour la publication des Fleurs du Mal, ou lorsque la même année, en Angleterre, apparaissent les premières condamnations pour obscénité. Les États-Unis s’emparent alors de cette notion jamais définie et condamneront leurs écrivains pour ce motif jusqu’au début des années 1950. C’est le « procès Lolita » qui mettra fin à cette chasse aux sorcières d’un autre âge qui avait cloué Henry Miller et Vladimir Nabokov au pilori, de même que James Joyce et D. H. Lawrence au Royaume-Uni, sans parler d’Oscar Wilde, condamné aux travaux forcés pour homosexualité. Le xxe siècle a conçu un autre avatar de la censure plus adapté à ses ambitions, la censure économique qui consiste à utiliser l’argent pour faire triompher ses intérêts. Les compagnies minières canadiennes se sont fait une spécialité de ce type d’intervention destinée à provoquer l’autocensure de l’adversaire. L’annonce du lancement de Noir Canada. Pillage, criminalité, corruption en Afrique, en 2008, entraîna une demande de plusieurs millions de dollars d’indemnité de la part du géant Barrick Gold. On signalera enfin l’ultime visage de la censure, celui qu’incarnent les algorithmes sur Internet et les modérateurs des réseaux sociaux, véritables potentats aux pouvoirs incontrôlables.
Quand Georges Pompidou interdit « Hara-Kiri » en novembre 1970, il est incapable d’empêcher sa renaissance sous le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, « Charlie Hebdo ». Mais on n’imaginait alors pas les attaques contemporaines contre ce journal satirique. © Alain Pitton/NurPhoto/AFP
Sans doute la plus ancienne, la censure religieuse s’appuie de tout temps sur la notion de blasphème, entre autres. Comment l’Occident, qui paraissait s’en être au moins partiellement débarrassé, réagit-il face à ce phénomène ?
La notion de blasphème est à lier à celle d’apostasie. Alors même que l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme autorise chacun à changer de religion, les codes musulmans en vigueur dans 22 États du monde punissent de mort la conversion d’un musulman à un autre culte. Dans cette vision religieuse de l’univers, l’homme et la femme ne sont pas des êtres libres et ils doivent se soumettre à un code très rigoureux, la charia, dont on voit combien elle mutile les individus quand on observe ses manifestations au Pakistan, au Bangladesh ou en Arabie saoudite. L’Occident n’aurait jamais dû se laisser gagner par cette vision passéiste de l’Histoire, celle qui, en France, au xviiie siècle, avait fait condamner à mort le jeune chevalier de La Barre pour ne pas avoir ôté son chapeau devant le passage d’une procession. L’affaire Mila, cette jeune lesbienne qui avait été insultée par un musulman et qui avait répondu sur le même ton, a montré combien les gouvernants pouvaient céder à l’angoisse quand ils sont interpellés sur ce sujet. En affirmant que Mila avait blasphémé, Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice du gouvernement français, a prononcé la plus grosse bourde de sa carrière juridique. Elle devait rectifier quelques heures plus tard, mais le mal était fait et la loi sur la laïcité de l’État avait été gravement violée.
Vous distinguez – à juste titre – la censure morale de la censure religieuse. Quelles en sont les caractéristiques respectives ?
La censure religieuse se réclame d’une religion reconnue. Elle était plutôt en recul à la fin du xxe siècle, comme le montre la sortie des films Rabbi Jacob et La Vie de Brian des Monty Python. C’est l’exacerbation des tensions au Moyen-Orient qui a remis la question religieuse sur le devant de la scène. Pour galvaniser des jeunes sans avenir, des prédicateurs prêts à tout et détestant les valeurs de l’Occident ont mis en avant un islam mythique qui a cependant montré sa capacité à attirer à lui, y compris pour commettre les pires crimes, des jeunes issus des banlieues belges et françaises. La censure morale n’a pas besoin de s’appuyer sur un corpus de textes spécifiques. Elle part du bon sens ordinaire et s’érige en guide suprême des valeurs. Ainsi, tout ce qui n’entre pas dans la norme et s’écarte du comportement habituel devient suspect et entraîne le rejet ou la condamnation de ceux « qui suivent le chemin qui ne mène pas à Rome » comme l’a chanté Georges Brassens.