Un atelier en non-mixité co-organisé par le Centre Librex et la Maison du Livre a récemment engendré une polémique. Les tenants de la non-mixité sont d’avis qu’elle est plus que nécessaire pour mener la lutte et viser l’égalité des sexes. Mais n’est-il pas paradoxal d’y recourir comme moyen d’action pour une société plus inclusive ?
Si elle est un outil précieux pour les mouvements militants, la non-mixité reste un instrument souvent incompris et régulièrement remis en question. La dernière polémique concernant cette pratique qui consiste à se rassembler entre personnes appartenant à un même groupe social ou au même sexe pour partager des expériences ou s’organiser n’échappe pas à la règle. En décembre dernier, un atelier intitulé « Pour une convergence des luttes non consensuelle. Entre antiracisme et misogynie, qu’en est-il de nos hommes ? » était organisé par le collectif Imazi•Reine avec le Centre Librex, PointCulture Bruxelles et l’ASBL La Maison du Livre. L’événement, prévu sur Facebook, bénéficiait en outre du soutien d’equal.brussels, le centre bruxellois pour l’égalité des chances. Le point de départ de la controverse ? Les précisions diffusées sur le réseau social : la rencontre, uniquement proposée aux « femmes queers racisées », devait se dérouler en « non-mixité, sans hommes cis-hétéro et sans personnes blanches ».
Un moyen, pas une fin
Cette dénomination a provoqué de vives réactions, qui ont plongé La Maison du Livre dans une grande désolation, « dans le sens où il est désolant de constater le ton grandiloquent et alarmiste avec lequel certain.e.s abordent ces questions, les extrapolations et les appels à l’interdiction qu’elles suscitent », ainsi que l’indiquait l’ASBL dans un communiqué publié à la suite de la polémique. Pour le directeur de l’institution, Mathieu Bietlot, il faut être très clair : « La non-mixité est un outil, ce n’est certainement pas un projet de société… Elle ne doit donc pas être comprise comme une fin en soi. » À ses yeux, l’objectif n’est pas de construire un monde où les femmes et les hommes, où les Blancs et les personnes racisées vivraient de façon séparée. « Il s’agit plutôt d’un outil au service d’une lutte pour une société égalitaire, où les relations entre individus ne seraient pas déterminées par des rapports de pouvoir et d’exploitation », poursuit-il.
« La non-mixité est une condition de conscientisation des injustices subies au sein de la société. Elle est un terreau indispensable pour une prise de conscience collective », rappelle de son côté Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des femmes, avant de poursuivre : « Cela dit, le concept est très mal compris, sa pratique décriée très souvent parce qu’elle est perçue comme une non-mixité de ségrégation, une non-mixité qui n’aurait pas de temporalité, qui serait là pour l’éternité, en somme. » Or, ajoute-t-elle, la non-mixité, quand elle est politique, est toujours très limitée dans le temps.
La difficulté des accommodements raisonnables
Pour Mathieu Bietlot, la non-mixité dit avant tout quelque chose d’une domination qui est bien prégnante et de la difficulté à y échapper. « Je suis évidemment pour des formes d’action et de militance plus inclusives, pour une société qui tend vers l’universalité, mais pas pour une universalité qui serait homogénéisante et qui masquerait les dominations, précise-t-il. Si on s’aperçoit qu’une valeur comme l’égalité ou la mixité, dans sa tentative d’être mise en application au travers de politiques, produit des formes de domination à l’égard de tel ou tel groupe de la société, il faut évidemment garder cette valeur fondamentale, mais voir comment on peut la faire évoluer pour éviter ces situations injustes… » C’est, à ses yeux, à travers le prisme de la non-mixité que se pose une autre question, qui elle non plus n’est pas toujours très bien comprise, celle des accommodements raisonnables. « Ils doivent être raisonnables des deux côtés : si le dispositif universel discrimine une part importante des citoyens auxquels il s’adresse, il y a lieu de s’interroger, et d’apporter si besoin des accommodements, mais si l’accommodement est trop lourd pour l’institution, pèse trop sur la société, il n’est pas raisonnable. C’est cette notion de raisonnable qu’il faut peser, mesurer pour la mixité comme pour d’autres sujets. »
Le procès de la mixité
Car si la non-mixité pose autant question, suscite autant de réactions, c’est qu’elle interroge, voire remet en cause, l’un des fondements de nos sociétés, à savoir la mixité. Le fait que cette dernière domine la plupart des lieux de socialisation (école, entreprise, espace public…) cache pourtant de nombreuses inégalités. « La mixité n’existe à peu près nulle part », constate Jeanne Vercheval, figure historique du féminisme belge. « Certes, cela va un peu mieux, comme en politique, où on a enfin compris que la parité était quelque chose de très bien. Mais pour le reste, il y a encore du travail… »
Pour de nombreuses militantes féministes – et pas uniquement elles –, la mixité ne signifie pas forcément l’égalité. « La mixité ne suffit pas toujours à rétablir l’équilibre et à assurer l’égalité », regrette Jeanne Vercheval. « Il suffit de voir ce qui se passe dans les écoles : on a mis les filles et les garçons ensemble, mais sans réfléchir à ce que signifiait cette mixité », analyse quant à elle Valérie Lootvoet. « Or, l’école mixte ne donne pas de gage d’égalité entre les filles et les garçons. Si on prend un exemple de vie en société on ne peut plus mixte, à savoir la famille dans son acception la plus courante, on constate qu’il n’y a pas de lieu plus inégalitaire que celui-là… Mettre les gens ensemble ne suffit pas. La mixité doit être pensée en lien avec l’égalité. »
La base de toute lutte
Partant de ces constats, de nombreux groupes ont questionné cette mixité largement insatisfaisante et ont réinvesti la non-mixité. Développée d’abord dans les années 1960 par les militants noirs du mouvement des droits civiques, la non-mixité a été reprise ensuite dans les années 1970 par les associations féministes. Ce lien entre féminisme et antiracisme reste bien prégnant lorsqu’on parle de non-mixité. « Que ce soit le combat antiraciste ou le mouvement féministe, les premiers concernés s’en rendent compte : toute cette lutte, portée longtemps par les Blancs, par une certaine classe, tout ce qui a pu être mis en place, obtenu par cette lutte, n’empêche pas les dominations de se reproduire. De ce fait, ils décident de mener le combat eux-mêmes avec d’autres référents, d’autres outils… Cela peut choquer, cela sort des habitudes, c’est vrai, et il y a eu un tel ras-le-bol face au statu quo qu’il y a un esprit plus “bravache”, un peu plus excessif que par le passé, mais qui est nécessaire pour contrebalancer les choses », analyse Mathieu Bietlot.
« Ce lien a toujours existé, rappelle Jeanne Vercheval. Ce que l’on disait des colonisés et de leur lutte pour l’indépendance, on le disait aussi à l’égard des femmes. C’est un peu trop tôt, ils ne sont pas prêts, il faut les aider, mais on sait bien ce que cela voulait dire… Raison pour laquelle la non-mixité a d’abord été pensée comme un outil pour créer un mouvement autonome, poursuit-elle. Nos réunions féministes n’auraient pas pu fonctionner avec des femmes dont le mari aurait été jaloux s’il y avait eu en son sein d’autres hommes. Elles n’auraient pas fonctionné si les femmes avaient eu des difficultés à parler devant des hommes, précise-t-elle encore. À notre époque, notre mot d’ordre était simple : on se libérera soi-même, et sans personne d’autre. »
S’organiser entre femmes permet d’ailleurs de définir l’agenda et les moyens de lutte de façon autonome, sans devoir convaincre les hommes de la pertinence de ces combats. « Par l’absence des hommes, la non-mixité libère en effet la parole », continue Jeanne Vercheval. « Elle garantit un espace où peuvent s’exprimer les vécus, les récits et les réflexions des femmes sans être remis en question par des hommes qui savent tout… »
Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir ensuite de la mixité dans les luttes. « Il y en a, et il faut qu’il y en ait, comme dirait la sociologue et féministe française Christine Delphy, renchérit Valérie Lootvoet. Il faut, dans les luttes, compter sur la présence d’hommes progressistes, pro-féministes, qui vont s’allier aux femmes pour faire avancer la cause. À côté de cela, il faut qu’il y ait des moments non mixtes, et cela vaut pour l’ensemble des personnes qui subissent des discriminations, quelles qu’elles soient, du fait de leur condition… Demande-t-on aux ouvriers d’inclure leur patron dans une discussion visant l’élaboration de leurs droits ? Dans la lutte féministe, c’est pouvoir parler de ce qu’on vit dans son intimité en tant que femme par rapport à son mari, par rapport aux hommes, à l’entourage masculin. C’est un moyen, et ce n’est pas une fin en soi, pour passer du privé au politique. Le fait de se passer de la partie discriminante, dominante, oppressante permet que cette expérience privée puisse s’exprimer et devenir politique. »
Une fois que ce trajet du privé vers le politique est fait, on peut entrevoir les actions à mettre en place pour un projet de société qui soit plus émancipateur pour les femmes et pour les hommes. « Car, en somme, ce que veulent les femmes, c’est quand même mieux vivre avec les hommes. Leur visée est d’avoir une société mixte où chacun est l’égal de l’autre », conclut Valérie Lootvoet.