Le débat n’est pas nouveau. Nombre de directeurs d’écoles et de membres du corps enseignant se plaignent du poids éducatif qu’ils doivent porter face à des familles auxquelles ils reprochent d’être de plus en plus démissionnaires. Mais si l’école et les parents ratent régulièrement leur rendez-vous, il faut reconnaître que la multiplicité des histoires familiales et des cultures, en particulier dans les villes, rend le paradigme toujours plus complexe.
Jusque dans les années 1960, l’enseignement se passait loin des familles. C’était l’époque où l’école transmettait ses valeurs à tous et sans distinction. Depuis, la question de l’implication des parents dans le processus scolaire s’est posée. Vingt ans plus tard, l’idée a été institutionnalisée par la création des associations de parents. « Pendant les années 1960-1970, bien des décideurs politiques et des experts en éducation semblaient mettre l’accent sur le fait que seule l’école pouvait éduquer l’enfant », analysait Philippe Gombert1. « C’est la recherche qui a mis en évidence le lien entre le milieu familial et la réussite à l’école. Si la famille a une influence tellement importante, on ne peut s’approcher de l’égalité qu’en travaillant avec les parents dans l’éducation des enfants et non en les excluant. »
Mais tous ne sont pas égaux face aux attentes de l’école. Ce sont les parents de milieux favorisés qui réussissent ce partenariat, s’investissant dans les activités, dans les projets scolaires ou les apprentissages de leurs enfants, alors que les familles précarisées, dont sont souvent issus les élèves en échec scolaire, loupent un partenariat avec l’école plus souvent imposé que proposé.
Recréer la confiance entre familles et école
Dans son ouvrage École et famille2, le sociologue Jean-Paul Payet insiste sur le besoin de cohérence entre les interventions de l’école et celles des parents. Mais Joëlle Lacroix, secrétaire générale de la FAPEO3, soulève la question de ce que l’école entend par cette « charge éducative » qu’elle semble porter comme un fardeau et s’inquiète de l’aspect normatif de ce que cette idée suppose, alors que les familles sont de plus en plus diversifiées. Dans quelle mesure l’école n’exige-t-elle pas que tous les enfants répondent aux mêmes attentes ? Selon Véronique de Thier, chargée de mission à la FAPEO, « les familles sont compétentes. Je n’en connais pas qui ne font pas ce qu’elles peuvent. Mais c’est clair qu’aujourd’hui, pour les enseignants, c’est plus difficile, précisément à cause de cette diversité. »
Patrick Van der Hoeven, inspecteur à la Ville de Bruxelles pour l’enseignement fondamental, constate effectivement des problématiques récentes : « On rencontre davantage des problèmes liés à l’alimentation, des enfants qui ont des boîtes à goûter dont il faut vérifier le contenu. D’autres sont habillés avec trois pulls en plein été… Il y a aussi ce qui a trait à la courtoisie, au respect de l’environnement… » Questions de société ou de publics de plus en plus diversifiés, il est clair qu’au sein de l’école, ces problématiques sortent du strict cadre pédagogique. Mais peut-on pour autant parler de « démission parentale » ? Mieux vaut ne pas céder à la tentation facile de la généralisation. « Les parents peuvent être de bonne foi et simplement manquer de connaissances », explique Maud, travailleuse sociale en AMO4. « Je me souviens d’une maman qui ne trouvait pas à Bruxelles les produits de son pays d’origine et qui donnait tous les jours des tartines de pâte à tartiner à son enfant, persuadée de bien le nourrir. C’est un cas courant. L’école a parfois un rôle délicat, car elle est au premier rang pour s’apercevoir de mauvais traitements ou de manquements dans l’éducation d’un enfant, mais que peut-elle faire ? »
Jusqu’où l’école est-elle en droit d’aller dans sa mission éducative ? L’équilibre est fragile et il s’agit de résister à l’envie d’ingérence. « La difficulté pour certains parents est de trouver une place dans ce que d’aucuns appellent une “alliance éducative” entre école et famille », constate Joëlle Lacroix. Dans la réalité, on n’est pas dans une collaboration, mais plutôt dans le fait d’imposer aux familles certaines valeurs. Parfois en toute bonne foi. Mais le résultat est là : il arrive qu’on décide à la place des parents, surtout dans des milieux défavorisés. « On les traite un peu comme des sous-citoyens sans leur donner la possibilité d’émanciper leurs enfants. Même si ça part d’une bonne intention, on impose un peu ces décisions, alors que cela ne se passerait pas de la même façon avec des familles aisées. » C’est ce que souligne Jean-Paul Payet, qui évoque d’un côté le modèle éducatif de type individualiste participatif non genré, qui crée un lien de connivence entre parents « bobos » et enseignants et, de l’autre, une conception de l’éducation de type vertical et directif, qui s’adresse plutôt aux milieux populaires5.
Quand le parent-roi s’invite à l’école
Finalement, ce partenariat familles-école est-il une utopie vieille d’un demi-siècle, un compromis entre une école qui « colonise » l’éducation en milieu populaire et une école à son tour « colonisée »6 par les parents des milieux bourgeois ? « Les relations familles-enseignants ont évolué et il arrive qu’il y ait des matières dans lesquelles un parent est plus spécialisé que l’enseignant », indique Joëlle Lacroix. Mais pour certains acteurs de terrain, il est un fait que les parents font porter la responsabilité des échecs de leur enfant au corps enseignant. « Ce phénomène est plus typique des milieux favorisés », explique Patrick Van der Hoeven. « Il s’agit de parents qui vont très vite remettre en cause un résultat et n’hésiteront pas à venir trouver les enseignants ou la direction pour se plaindre d’une décision concernant leur enfant. C’est de plus en plus courant. » Une réalité que Jean-Paul Payet décrit en évoquant le cas de professeurs « domestiqués » par certains parents. Un terme fort, mais qui dénonce l’attitude de ceux appartenant à des milieux favorisés, habitués à des relations de domination qu’ils étendent au domaine de l’enseignement.
Dans tous les cas, pour dépasser ces paradoxes, le partenariat entre école et familles doit passer par la question de la formation des enseignants. « Il faut retrouver cette relation de confiance et revaloriser un métier qui a changé », conclut Véronique de Thier. « Et tenir compte de la dimension désormais pluriculturelle des familles. » En envisageant aussi d’apprendre aux enseignants comment appréhender ces modèles familiaux multiples. Pour éviter que les inégalités ne perdurent.
1 Philippe Gombert, L’école et ses stratèges. Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 68.
2 Jean-Paul Payet, École et familles. Une approche sociologique, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2017.
3 Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel.
4 Service d’actions en milieu ouvert.
5 Jean-Paul Payet, loc. cit.
6 Ibid.