Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Le planning familial, un champ (dé)pilarisé ?


Libres ensemble

Dans les lieux mettant à disposition les moyens de contrôle des naissances, le clivage entre catholiques et laïques n’est peut-être pas aussi fort qu’on pourrait le penser – la révolution sexuelle ayant fait son œuvre –, mais la logique des « piliers » perdure. Jeter un regard sur le passé permet de mieux comprendre où se situe aujourd’hui le planning familial belge sur le plan idéologique et les pratiques qui en découlent.


En 1984, en plein débat politique sur la dépénalisation de l’avortement, une journée de réflexion est organisée à Bruxelles à l’initiative conjointe de « chrétiens et de non-chrétiens ». Cette journée appelle à œuvrer pour une approche pluraliste de l’IVG. Elle met en scène des acteurs du monde associatif issus des piliers laïque et catholique, prêts à discuter de l’encadrement de l’avortement alors même que le clivage philosophique entre catholiques et laïques structure les débats. Cet événement a-t-il marqué la fin de la logique des piliers au sein du champ du planning familial ?

Au fondement de la Belgique : la pilarisation

Les piliers et la pilarisation constituent l’une des caractéristiques fondamentales de la société belge1. Historiquement construite dès le xixe siècle, la pilarisation entraîne la reconnaissance de groupes (les « piliers ») partageant une même tendance idéologique (ou « philosophique »). Cette reconnaissance a permis le développement d’un mouvement catholique fort, chapeauté par l’Église qui cimente le pilier catholique. Face à ce pilier catholique très structuré, les laïques ont cherché à faire contrepoids en constituant un pilier. Deux visions s’opposent quant à ce « contrepoids »  : une vision binaire qui voit un pilier laïque scindé en une aile gauche (socialiste) et une aile droite (libérale) et une vision ternaire qui considère libéraux et socialistes comme deux piliers distincts.

A doctor gives a woman the RU486 pill at the family planning department of Hopital Broussais, 25 October 2000. (Photo by MANOOCHER DEGHATI / AFP)

Dès les origines, la question de la contraception est au centre des préoccupations des laïques qui militent pour un accès à la pilule. © Manoocher Deghati/AFP

Empiriquement, cela se traduit par la création d’un réseau d’organisations propres, encadrant les individus du berceau à la tombe  : l’enseignement, les hôpitaux, les mutuelles, les syndicats, les mouvements de jeunesse, les partis politiques, etc. Plus que de simples pourvoyeurs de services, les piliers sont porteurs d’une rivalité  : quand se fonde une nouvelle organisation dans un pilier, les autres s’en emparent pour ne pas perdre en influence. À l’image d’autres services et organisations, le planning familial en Belgique se développe sur une base pilarisée.

La contraception, un enjeu crucial

Les premiers centres naissent en Flandre à la fin des années 1950. En Belgique francophone, le premier centre de planning est constitué par un groupe de laïques en 1962  : la Famille heureuse. En 1963, les centres francophones et flamands se fédèrent et deviennent la Fédération nationale belge des mouvements pour le planning familial. Aujourd’hui, les branches francophone et néerlandophone sont séparées et leurs trajectoires diffèrent  : d’un côté, la Fédération laïque des centres de planning familial, de l’autre les Abortuscentra.

Dès les origines, la question de la contraception est au centre des préoccupations des laïques qui militent pour un accès à la pilule. À partir des années 1970, ils réclament la dépénalisation de l’avortement – qu’ils pratiquent en toute illégalité face à une loi qu’ils considèrent comme hypocrite. La création, en 1978, du Groupe d’action des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement est le symbole de cet engagement.

Les socialistes organisent dès les années 1930 des consultations conjugales et se fédèrent en 1984. Les catholiques aussi s’emparent du sujet. En 1953, un groupe crée des bureaux de consultations conjugales, placés sous la houlette de la Fédération belge des centres de consultations conjugales (l’actuelle Fédération des centres de planning et de consultation). D’abord intéressés par la conjugalité, ils sont confrontés aux questions de contraception dont ils défendent l’usage. L’avortement divise davantage.

Le paysage institutionnel du planning familial se crée tout au long du xxe siècle sur le modèle de la pilarisation. Or, l’avènement de la « révolution sexuelle » bouleverse ce constat.

Révolution sexuelle, sécularisation et dépilarisation

La révolution sexuelle2 va entériner l’importance des centres dans la gestion des normes reproductives. Le processus de sécularisation des années 1970 voit le déclin de la culture religieuse, l’Église perdant de sa position surplombante. Les catholiques aussi ont connu leur révolution sexuelle en 1968  : la publication d’un document papal refusant de reconnaître l’usage contraceptif les choque profondément et entraîne la désertion des églises. Ils s’éloignent de l’enseignement officiel de l’Église et se rapprochent de plus en plus des positions laïques, symbolisé par la création en 1968 d’une nouvelle fédération s’ajoutant aux trois existantes  : la Fédération des centres pluralistes de planning familial, toujours en activité.

TO GO WITH AFP STORY BY PAULINE FROISSART Aisseta Diakite plays with her child on July 5, 2012, at the Accueil Samarie mother-and-child center, in Coulommiers, outside Paris. The Center, managed by Les Apprentis d'Auteuil, a Catholic Foundation dedicated to social reintegration, help young women among 14 to 21 years old, often in conflict with their parents, to handle the challenges and transitions of parenthood. AFP PHOTO / PAULINE FROISSART (Photo by PAULINE FROISSART / AFP)
L’année 1968 voit l’apparition de la Fédération des centres pluralistes de planning familial. Ce projet vise à rassembler les expériences des laïques et des catholiques sur la question de la parentalité responsable. © Pauline Froissart/AFP

Ce projet vise à rassembler les expériences des laïques et des catholiques sur la question de la parentalité responsable. Les deux piliers historiquement rivaux acceptent, sur ce sujet, de travailler ensemble. Ce pluralisme devient un pont entre deux mondes, l’idée étant de regrouper les compétences propres à chacun  : le conseil conjugal d’un côté, la planification des naissances stricto sensu de l’autre (même si les catholiques la géraient aussi). Si le projet est l’objet de critique interne, car « repilarisant » (chaque personne était embauchée en fonction de son appartenance à un pilier), il démontre pourtant le dépassement des clivages sur la question épineuse de l’avortement. En effet, la défense de la dépénalisation de l’avortement est une condition pour y travailler.

Tous défendent désormais le libre accès à une information contraceptive, la « parenté responsable » et la dépénalisation de l’avortement. Le pluralisme devient un argument visant à démontrer un consensus au sein de la société belge sur l’avortement et réfutant les clivages philosophiques. Pour autant, la pilarisation du champ de la planification familiale résiste.

Les piliers résistent

L’engagement en faveur des droits reproductifs et le rapprochement entre laïques et catholiques ne doivent pas cacher les résidus de pilarisation. Malgré la sécularisation et la dépilarisation à l’œuvre dans la société depuis les années 1960, les piliers résistent.

Tout d’abord, les organismes d’un même pilier sont habitués à se rencontrer dans leur réseau, pérennisant le pilier, par opportunisme plus que par respect philosophique. En effet, l’existence de réseaux historiques forts (notamment chez les catholiques et les socialistes) facilitent les collaborations. Par exemple, les centres de la FCPC collaborent plus souvent avec la Mutualité chrétienne, tout comme les centres socialistes avec les organismes du pilier socialiste.

Ensuite, l’expérience des centres reste structurée par la pilarisation. Si les centres défendent tous la dépénalisation, des divergences empiriques persistent. Au sein des centres, des pratiques différentes subsistent  : par exemple, les centres d’origine chrétienne ne pratiquent pas d’avortement, un choix lié à leur histoire. Ils travaillent en collaboration avec des hôpitaux ou des centres laïques dont l’engagement pratique est lui aussi historique.

Enfin, l’engagement souvent associé au monde du planning familial est aussi structuré historiquement par la pilarisation. Les laïques ont opté pour un engagement pratique (celui des avortements) et des revendications publiques, un engagement perçu comme plus ouvertement transgressif des normes et lois en vigueur. Les catholiques ont quant à eux préféré, historiquement, un travail de l’ombre, mais nécessaire  : lobby auprès du parti catholique, défense en interne et auprès de l’Église de la « parenté responsable » – bien que le constat est à nuancer pour la période contemporaine.

La pilarisation continue en fait de conditionner, historiquement, la lisibilité du monde institutionnel et de l’engagement militant en Belgique3.


1 Voir Lynn Bruyère, Anne-Sophie Crosetti, Jean Faniel et Caroline Sägesser (dir.), Piliers, dépilarisations et clivage philosophique en Belgique, Bruxelles, CRISP, 2019.
2 Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem, Le Féminisme est dans la rue. Belgique 1970-1975, Bruxelles, De Boeck, 1992.
3 Jean Faniel, Corinne Gobin et David Paternotte (dir.), Se mobiliser en Belgique. Raisons, cadres et formes de la contestation sociale contemporaine, Louvain-la-Neuve, Academia, coll. « Science politique », no 24, 2020.