Plus l’égalité progresse, plus les racistes crient fort. Le raciste qui domine n’a pas besoin de s’engager puisqu’il hérite d’un système de croyances et de pouvoir qui l’avantage directement. Mais dans une société d’équité et pluriculturelle, les enjeux ne sont plus les mêmes et la parole raciste se « libère ». La peur de l’Autre aussi.
Dès 1950, l’UNESCO avait publié une série de textes proposée par les anthropologues de l’époque et intitulée « La question de la race ». La conclusion était claire : le terme « race » n’a aucun fondement scientifique. Il n’existe qu’une seule race : l’homo sapiens, soit l’intégralité de l’humanité. Le groupe de travail de l’UNESCO propose alors d’utiliser le mot « groupes ethniques » en remplacement. Trois quarts de siècle plus tard, il est courant, presque évident, de dire que « le racisme est de retour ». En regardant autour de nous, en lisant les réseaux sociaux, en voyant la montée des populismes et en scrutant la parole publique, nous avons le sentiment que ce ressenti est une réalité « nouvelle » de notre temps. En réalité, le débat est plus complexe, et c’est parce qu’il est complexe que nous ne devons pas nous tromper sur les mots et sur l’analyse. Car tout cela fabrique et légitime les populistes.
Comprendre les nouvelles angoisses
C’est de ce point de questionnement que nous sommes partis pour proposer la présente analyse qui puise son essence dans une réflexion que nous avions menée en 2016 avec Gilles Boëtsch, anthropobiologiste, pour un ouvrage collectif1. Nous nous inspirons ici fortement du texte produit alors à deux mains. De fait, nous constations alors que le mot « race » – qui désignait dans les débuts de l’anthropologie la réduction de la diversité biologique humaine à une classification typologiste à prétention hiérarchisante –, malgré toutes les violences et les égarements de l’histoire et de la science, avait toujours une valeur opératoire aujourd’hui. Mais sous une forme renouvelée et distincte. Dans la vox populi, dans la science, dans les médias et dans les discours politiques, nous entendons une pensée racialisante qui devient une sorte de norme identitaire.
Croyons-nous qu’il y a un retour du racisme ou y a-t-il un retour du racisme ? La question duale est complexe, car contester ce retour, c’est induire qu’il n’y aurait pas/plus de combat nécessaire contre le racisme ; et affirmer qu’il y a un retour du même racisme qu’hier, voire plus puissant, c’est incontestablement prétendre qu’il faut le combattre frontalement et que celui-ci est en train de croître. En fait, nous sommes piégés par nos engagements et par le jeu dialectique.
Le temps présent est en fait moins raciste que les années 1980 de l’Apartheid, que les années 1950 des guerres coloniales, que l’entre-deux-guerres avec les apogées coloniaux et le nazisme, que la fin du XIXe siècle et la montée de l’antisémitisme et que le milieu du XIXe siècle à la veille des abolitions de l’esclavage. Mais il est plus bruyant, plus revendicatif, plus explicite, plus inquiet, donc plus audible. Il est aussi différent.
Si 68 % des Américains étaient contre les mariages entre « races » en 1968, ils sont moins de 15 % aujourd’hui. En France, plus de 90 % des Français au lendemain de la guerre d’Algérie refusaient que leur fille épouse un « Arabe ». Désormais, ils ne sont « plus que » 50 %. C’est même le thème d’un film récent (le second de la série), Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. Et les Français répondent pour les autres populations : 87 % ne trouveraient donc rien à redire à un mariage avec un athée, 80 % avec un Asiatique, 71 % avec un Juif, 66 % avec un Noir…
Dans cette perspective, les derniers propos « à scandale » de la femme politique française Nadine Morano sur la « race blanche » qui serait « l’essence même du peuple français », en 2015, donnent une sorte de tournis. Comme le soutien dans l’opinion qu’elle a reçu, ou les relais médiatiques qu’elle a trouvés2. Mais, à l’entendre, nous comprenons bien ce qu’elle est en train de nous dire : « Je suis l’une des dernières à avoir peur de l’Autre, de vous, d’eux, donc je le crie, car je vois bien que le monde change et que vous êtes prêts à l’accepter comme l’un des nôtres ». À l’origine, il ne s’agissait ni plus ni moins, à travers ce terme, que d’asseoir les différences morphologiques comme fondements de l’altérité. Désormais, il devient l’un des fondements de la citoyenneté ou de la frontière « raciale » infranchissable pour tout ceux qui ne pourront jamais « s’intégrer », et donc un signe politique, une sorte de revendication d’un « je » qui ne veut pas disparaître. Plus que du racisme, cela relève de la peur. Une peur raciale, certes, mais qui est désormais pensée comme telle, et non plus comme une pensée raciale qui, hier, était la norme et la règle.
Un retour de la « race » en trompe-l’œil
Ce retour de la « race » a en tout cas une histoire qu’il convient de rappeler, pour mieux comprendre sa force dans le présent et notre perception. Se superpose au racisme, au début du XXe siècle, l’idée de déclin, de xénophobie, de peur de disparaître. Pour nombre d’auteurs populaires de cette époque, l’avenir de l’Occident est fondé sur cette « défense de la race », idée qu’illustre parfaitement Henri Massis avec son livre Défense de l’Occident publié en 1927. Il reprend aussi ici la thèse de Madison Grant et de son livre Le déclin de la grande race. Il suit encore en cela les traces du « prophète » en la matière, Oswald Spengler. Cette réflexion n’est pas le cas isolé d’un intellectuel ; on la retrouve notamment dans la synthèse d’Henri Decugis, en 1937, avec Le Destin des races blanches – que préfacera André Siegfried. Henri Decugis conclut son ouvrage par cette constatation : « En somme, nous assistons dans le monde entier à l’affaiblissement certain du prestige de l’Europe. Son influence politique est refoulée un peu partout. […] L’Europe a perdu la primauté universelle qu’elle possédait naguère sans conteste. »
On comprend dès lors que le racisme du XIXe siècle – fondé sur la supériorité naturelle et indiscutable des Blancs sur les autres « races » – bascule à ce moment-là vers un racisme d’autodéfense, né de la proximité des peuples, du métissage, de l’immigration et donc à la vie avec l’Autre et non pas loin de l’Autre. C’est cet héritage que nous identifions aujourd’hui, un racisme de la peur. Il n’y a donc pas de « retour », mais l’aboutissement d’un processus qui est né il y un siècle.
Après le Seconde Guerre mondiale, la notion de « race » devient de moins en moins usitée dans l’espace savant, moins présente dans le discours politique, sans pour autant disparaître véritablement du discours public. Si l’usage du mot « race » est devenu commun dans la période postcoloniale (et disons populaire) c’est que c’est d’une part, écrivions-nous en 2016, « un raccourci de langage, mais surtout qu’il s’arroge le droit de se positionner comme un terme physiognomonique voulant intégrer tout à la fois les traits biologiques, culturels, sociaux, religieux, voire économiques, d’un individu pour tenter de réduire à une identité collective encerclée par la xénophobie. Ce processus complexe, qui place à la marge le mot “race” tout en ayant pleinement conscience que celui-ci reste usité dans la société au quotidien, va provoquer ce sentiment d’un retour du racisme, alors que nous sommes face à l’affirmation d’autre chose : le refus de ne plus être dominant, de ne plus être pur, la peur de perdre son identité. » Petit à petit, la notion de « race » a été remplacée par celle de la couleur de la peau, qui se résume dans le discours médiatique et politique à la notion de « culture ».
Certes, la « racialisation des discours » donne des lectures politiques faciles et électoralement audibles, c’est cela la force des populistes. Désormais, c’est la « culture » – au nom même du « respect des cultures » et de leur défense – qui est devenue la grille de lecture du présent, laquelle, à l’instar de la « race », enferme l’individu dans un habitus qui l’empêcherait de changer, d’exercer une mobilité sociale, d’élargir son cercle relationnel. Cette grille explique l’impossible intégration d’une partie identifiée des populations issues de l’immigration.
Le « soft » racisme, sournois et pénétrant
Ce retour soft de la « race » fonctionne sans haine apparente et sans bruit, car il n’est pas fondé, comme dans le passé, sur un discours savant, mais sur le sentiment que le » mélange » est une perte d’identité. Il prend le prétexte des différences culturelles, de leur respect même, pour mieux défendre chaque identité et expliquer que le monde s’organise à travers elles, avec leurs différences et surtout le droit de se protéger. C’est un racisme explicable et légitime qui émerge.
Le racisme s’est donc métamorphosé, au point d’être devenu parfois méconnaissable. Il s’est dilué dans une norme acceptable. Dans ce cadre, à travers cette lecture culturaliste, la communauté devient le seul référent. On s’approprie alors une identité construite de bric et de broc, une « identité meurtrière » réduite à sa plus simple expression : on désigne l’Autre, l’exclu, le colonisé, il peut même croire qu’il appartient à la « race des vaincus » ou se penser comme un « éternel indigène ».
En avril 2014, Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme analysait les dernières enquêtes sur les comportements racistes du temps présent : « Sur le long terme, le racisme en France diminue, le temps des ratonnades est révolu, mais le racisme qui se développe aujourd’hui est plus sournois et n’est plus réservé aux franges extrêmes. Il pénètre toutes les couches de la société. » C’est précisément la marque du passage de la « race » à la « culture » que l’on distingue dans son analyse et c’est cela qu’il faut désormais combattre : un racisme de la peur qui prétend défendre une culture et une identité. Non pas un racisme brut, mais une pensée globale, soft, partagée par une large partie de l’opinion, une culture commune, un rejet consensuel.
Dans nos sociétés fragilisées par le populisme et le rejet des immigrés aux frontières de pays et de continents entiers, il faut changer nos paradigmes d’hier et affronter cette nouvelle forme de rejet de l’Autre avant qu’elle ne devienne la norme.
1 Boëtsch Gilles et Pascal Blanchard, « Le retour de la “race” dans les discours publics et scientifiques », dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Dominic Thomas (dir.), dans Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, Paris, La Découverte, 2016, pp. 47-58.
2 La revue Causeur lui consacre un dossier de soutien sous le titre « La guerre des idées est déclarée. Antiracisme tu perds ton sang-froid ! », novembre 2015.