Espace de libertés | Février 2021 (n° 496)

Dossier

L’impact massif de la pandémie de Covid-19 a mis en lumière les interdépendances entre la santé humaine et l’équilibre des biotopes dans lesquels nous évoluons. D’où la nécessité de revoir l’ensemble des stratégies de prévention et de soin, selon la logique préconisée par le concept « One Health », tout en luttant pour que soit préservé le statut particulier de la santé à l’échelle planétaire.


À l’instar de la paix/sécurité, de l’environnement, de la connaissance/information, la santé est l’un des quatre biens publics mondiaux1 relevés par le Programme des Nations unies pour le développement. Le concept de santé circulaire – ou systémique, ou holistique –, quant à lui, est né aux États-Unis au début des années 2000. Il est connu aujourd’hui en Europe sous le nom de One Health – parfois orthographié 1Health, ou « une seule santé ». Les premiers appels pour une vision globale de la santé mettaient l’accent sur l’origine animale de la majorité des maladies infectieuses touchant l’homme et insistaient sur la chaîne de transmission faune sauvage-animaux domestiques-hommes. Au moins 60  % des maladies humaines infectieuses ont une origine animale. Cette préoccupation répondait aux flambées de grippe aviaire, de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), de fièvre hémorragique Ebola, et d’autres maladies émergentes qui avaient alarmé le public. Ces épidémies avaient causé des pertes économiques massives, mis en péril les relations commerciales et diplomatiques mondiales. Ce constat impliquait de ne plus se limiter à la médecine humaine pour les contrôler, mais de revoir l’ensemble des stratégies de prévention et de soin. L’approche One Health fait l’objet, en 2004, de la publication d’un document de douze principes, connu sous le nom de charte de Manhattan et rédigé par trois scientifiques  : Robert A. Cook, William B. Karesh et Steven A. Osofsky2. Le douzième et dernier principe de la Charte propose une piste d’action à cette problématique  : « Investir dans l’éducation et la sensibilisation des populations du monde entier et influencer le processus politique afin de faire reconnaître que nous devons mieux comprendre les relations entre la santé et l’intégrité des écosystèmes pour réussir à améliorer les perspectives d’une planète plus saine. »

15

Pour un modèle intégré de la santé

Lorsque le concept s’implante en Europe, tout au long de la décennie suivante, il s’étoffe. Désormais, la qualité de l’environnement (eau, air, flore) et plus généralement les atteintes à la biodiversité s’intègrent au paysage global de la santé. La qualité de la chaîne alimentaire (menacée par l’emploi d’antibiotiques dans l’élevage des animaux, de pesticides dans l’agriculture, de conservateurs dans les aliments de la grande distribution) s’y ajoute également, car elle a des incidences reconnues sur la résistance croissante des agents infectieux (virus, bactéries, microbes) aux médicaments. Cette résistance est d’ailleurs devenue une priorité de recherche aujourd’hui. Et enfin, la responsabilité humaine dans le déséquilibre écologique de la planète3 est pointée du doigt  : le modèle de développement et de surconsommation induit par un capitalisme financier dérégulé et destructeur est dénoncé, tant par les scientifiques que par les organisations de défense des droits de l’homme et de l’environnement. Finalement, la crise du Covid-19 met en cause la mobilité à l’échelle mondiale, le volume et la rapidité des échanges planétaires. Ces déplacements ne sont pas à l’origine des maladies émergentes qui se développent, mais ils en sont les principaux activateurs – comme on parle d’activateur de feu dans un incendie volontaire. Ils peuvent, par le jeu d’interactions devenues incontrôlables, faire d’une épidémie une pandémie – et d’une pandémie une catastrophe planétaire. La décennie qui vient de s’écouler a considérablement enrichi l’approche One Health. L’idée reste la même, mais les facteurs susceptibles de jouer sur la santé globale de la planète se sont multipliés, tout comme la nature des interactions explorées par les scientifiques. À ce jour, cependant, le grand public et les citoyens en général se sont peu intéressés à la question. La plupart se sont réfugiés, pour expliquer la pandémie, dans des démonstrations sans base scientifique, des théories complotistes, des pseudosciences, voire des interprétations religieuses.

Quand le vaccin, on l’espère, mettra fin à la pandémie, celle-ci aura fait des millions de victimes. Et laissera une crise économique sans précédent. Selon les scientifiques, les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce type de pandémie est appelé à se reproduire si la santé n’est pas appréhendée différemment. De façon globale et solidaire. Le vaccin est une réponse et il est urgent d’agir. Viser la santé de tous, tant des êtres vivants que de l’environnement, en est une autre. C’est celle de One Health, épaulé aujourd’hui par un réseau puissant et innovant.

Au niveau international, One Health est soutenu par l’OMS4, la FAO5, et l’OIE6, ainsi que par un nombre important d’associations américaines et plus de 850 scientifiques, médecins, vétérinaires du monde entier, adhérant à titre personnel. En Europe, le programme de recherche communautaire de l’UE, Horizon 2020, s’est ouvert à un projet connexe en 2018  : EJP One Health. Il porte sur les zoonoses alimentaires, l’antibiorésistance7 et les risques émergents. Le projet EJP One Health doit permettre de produire des données destinées à caractériser, évaluer et hiérarchiser les risques sanitaires par les agences nationales et européennes. Le leader de ce consortium de recherche est Sciensano, que les Belges ont appris à connaître durant la pandémie.

Un changement de paradigme scientifique

Un changement de paradigme est apparu dans la manière d’appréhender la transformation du monde. À travers les difficultés et l’incertitude qui en dérivent. Les modèles utiles à la compréhension des mécanismes sous-jacents à One Health ne sont plus linéaires mais complexes  : ils sont le produit de l’observation de très nombreuses variables qui interagissent et évoluent au cours du temps. Leurs propriétés sont émergentes et même s’il reste une marge d’erreur et d’approximation dans les prédictions, les données permettent de modéliser la progression de phénomènes, et d’en corriger graduellement les incertitudes.

La plupart des systèmes intelligents (IA) actuels et ceux de demain utiliseront ce paradigme. Leurs potentialités sont gigantesques et peuvent être mises au service d’une approche One Health. On parle de l’intelligence verte pour contrôler la pollution des océans, pour économiser l’eau et l’énergie dans des collectivités, pour surveiller la fonte des glaces et prévoir les vêlages de glaciers. Mais ces objectifs ambitieux ne sont possibles qu’à travers une immense collecte de données, un traçage des êtres vivants, une gestion de leur reproduction, une inspection des conditions de leur développement et de leur environnement. C’est un bon plan pour les oiseaux migrateurs, les réserves halieutiques dans les océans ou les abeilles. Mais « pucer » l’homme n’est pas une option. Pas dans un régime démocratique. La mise en place de modèles épidémiologiques robustes implique donc une réflexion éthique sur l’utilisation de données personnelles, le respect de la vie privée, et sur les contours acceptables de l’état d’urgence dans un État de droit. Si l’homme n’est pas un animal comme les autres, il n’est pas inutile de préciser que c’est aussi le cas pour la femme. Historiquement, en raison de son rôle au sein de la famille, les liens de la femme avec la nature et la santé ont toujours été étroits. Mais les religions n’hésitent pas à y voir l’« essence » même de sa condition. Or les féministes refusent cette perspective de réduction naturaliste. Y compris dans l’hémisphère sud au passé colonial prégnant. Prises entre une domination patriarcale, la non-reconnaissance de leur activité sociale et familiale, mises à l’écart de la révolution verte qui compromet leurs activités traditionnelles locales au profit d’une agriculture intensive, les femmes du Sud développent des luttes pour résister, tant à la destruction de la nature qu’à un mode d’exploitation capitaliste qui les exclut ou les rend largement invisibles8. Ces luttes sont exemplaires.

L’émancipation, au cœur du débat «One Health»

La perspective One Health ne conduit certainement pas à une vision organique de la planète gommant toute perspective sociale, économique et politique. Bien au contraire. Elle ne fait pas l’économie des luttes émancipatrices, elle n’imagine pas un instant que la science aura le pouvoir de sanctuariser la santé, par la seule force de sa démonstration. Mais en se penchant sur ces nouveaux paradigmes, en les critiquant, et en éclairant les enjeux qui sont sur la table, elle rend leur voix aux citoyens. Leur arbitrage est nécessaire. Il revient à la laïcité de renforcer les libertés. De montrer qu’il reste des choix, des droits à défendre, des fenêtres à ouvrir sur le monde. Rien n’est joué d’avance. Le Centre d’Action Laïque a une mission d’éducation et d’émancipation  : en se saisissant de One Health, il a une occasion unique de souligner que demain n’est pas un destin, mais un chemin.


1 Isabelle Moine-Dupuis, « Santé et biens communs  : un regard de juriste », dans Développement durable et territoires, dossier 10, 2008, mis en ligne sur http ://journals.openedition.org le 9 novembre 2010, consulté le 22 décembre 2020.
2 Cf. www.worldonehealth.org.
3 Réchauffement climatique, déboisement des forêts, fonte glacière, tempêtes et catastrophes naturelles, pollution des océans.
4 Organisation mondiale de la santé.
5 Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
6 Organisation mondiale de la santé animale.
7 Résistance aux antibiotiques.
8 Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », dans Cahiers du Genre, L’Harmattan, n59, décembre 2015, pp. 103-125.