Femme de plume, militante politique canadienne d’origine algérienne, Djemila Benhabib analyse pour nous les récents débats autour du projet de loi 21 au Québec. Elle nous livre également ses réflexions sur l’état de la laïcité dans le monde.
« Nous venons de franchir, au Québec, une étape importante dans notre processus de laïcisation. Nous avons remporté une victoire sur plusieurs fronts grâce à la volonté politique du gouvernement actuel, élu en octobre 2018. Cet aboutissement est le résultat d’un travail qui s’est amorcé au début des années 1960 et qui a propulsé le Québec dans une ère de progrès concernant l’égalité entre les femmes et les hommes, l’éducation, l’ouverture sur le monde, le respect de la diversité sexuelle et j’en passe. État et société étaient engagés dans un même mouvement : arracher à l’Église catholique ses privilèges et son monopole sur l’éducation, la santé, la famille. Tout ceci s’est opéré à plusieurs niveaux sans que le concept même de laïcité soit enchâssé formellement dans un texte de loi. Tout allait de soi. Or, au début des années 2000, la situation a commencé à changer avec les demandes d’accommodements religieux venant des minorités. Un vent contraire venant d’Ottawa a soufflé très fort sur le Québec. En 2006, la Cour suprême du Canada a autorisé le port du kirpan (poignard sikh) dans les écoles publiques. Ces accommodements ont été rendus possibles par le biais du multiculturalisme promu au rang de principe constitutionnel par le Canada depuis 1982. Cette disposition permettait alors d’envisager une reconfessionnalisation de l’État du Québec à travers les minorités. Autrement dit, un recul de la religion catholique et une intrusion des religions minoritaires. Ce qui a semé la confusion dans les esprits de mes concitoyens, de plus en plus frustrés d’assister à de tels arrangements. C’est ce qui explique le soutien important des Québécois francophones à la loi 21. Cette loi lève les ambiguïtés en consacrant le caractère laïque de l’État et de ses institutions, au Québec. Ce qui heurte de plein fouet la conception anglo-saxonne de l’État canadien. Le front de la contestation judiciaire s’est alors ouvert par le biais d’une étudiante voilée en sciences de l’éducation, appuyée par deux organismes de Toronto, l’un islamiste et l’autre versé dans les droits humains. Rien n’est vraiment acquis. Mais je suis sereine face à l’avenir. Du principe suprême de la laïcité découlent toutes nos libertés collectives et individuelles. C’est pourquoi j’ai choisi de consacrer ma vie à défendre les Lumières. Mais la laïcité n’est-elle pas en péril, sur une partie de la planète ?
Lorsque j’habitais en Algérie, nous pensions un peu naïvement que la question de la séparation des pouvoirs politiques et religieux ne pouvait emprunter qu’une seule direction. C’est-à-dire, celle que nous voulions absolument lui conférer. Or, on a réalisé, avec l’avènement de la révolution islamique iranienne en 1979 et l’entrisme de la diplomatie saoudienne des pétrodollars, que le mouvement inverse pouvait aussi reprendre l’initiative. Il arrive même que l’histoire marche à reculons. C’est ce que nous avons vécu dans les années 1990 avec une menace réelle de basculement de l’Algérie vers une théocratie. Nous avons évité le pire, certes. Mais l’islam politique a gagné du terrain dans le monde. Si bien qu’on se retrouve, aujourd’hui, avec une Turquie (celle du haut) moins laïque qu’elle ne l’a été au début des années 1930. Heureusement que l’on peut compter sur une partie de la Turquie du bas, restée attachée à l’héritage d’Atatürk. Qui aurait pensé que la question du voilement des femmes serait de retour dans les pays musulmans et au-delà ? Vous voyez bien, en Belgique, ces interminables débats entourant le port du voile à l’école ou dans la fonction publique. Si la laïcité est en danger dans les pays musulmans en raison des régimes et des courants islamistes, la plupart du temps, en Europe, elle l’est surtout à cause du travail de sape de ces derniers, mais aussi de la complaisance d’une certaine gauche communautariste qui considère que résister à l’islam politique revient à stigmatiser les musulmans, faisant ainsi l’association entre laïcité et racisme. Face à cette trahison de la gauche, l’extrême droite y a vu un bon filon à exploiter. En France, par exemple, instrumentaliser la laïcité pour casser du musulman, c’est typiquement ce que fait le Rassemblement National… avec un certain succès.
De là à penser que les élu.e.s n’ont plus assez de pouvoir pour faire changer les choses, c’est un pas que je ne franchis pas. Dans le domaine de l’action collective et de l’agir en politique, je suis très attachée à la pensée d’Hannah Arendt qui considérait que la sphère politique est par excellence le lieu à investir pour amorcer les changements sociaux. Autrement dit, je crois en la fonction élective. C’est d’ailleurs dans cette faculté d’agir politiquement que repose la possibilité qu’advienne un monde nouveau. Or, depuis 1989, nous assistons à une faillite des idéologies classiques, une panne des grands projets collectifs avec une économie néolibérale centrée sur le profit à tout crin. Une réelle recomposition des familles politiques s’est amorcée. Par moment, on ne sait plus très bien ce que signifie être de gauche ou de droite. Dans plusieurs pays, l’extrême droite tout autant que l’extrême gauche connaissent une réelle ascension. Nous avons là une conjoncture idéale pour favoriser l’émergence de tels courants. S’ajoute à cela la montée fulgurante de l’islam politique depuis 1979 avec la Révolution islamique iranienne et sa guerre contre la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes, la mixité, la liberté d’expression, la culture. Depuis les attentats de Charlie Hebdo, l’intensité de cet affrontement a augmenté. On est entré, en Europe, dans la phase du terrorisme low cost à plus grande échelle, comme le soutient Gilles Kepel. Face à des enjeux aussi importants et décisifs pour l’avenir de notre humanité et de la démocratie, nos élus doivent agir efficacement. On en est loin ! Et ce, pour différentes raisons. Ceci ne veut pas dire que certains élus pris individuellement ne mesurent pas la gravité du moment. Mais ce n’est pas assez. La gestion de la question de l’islam politique ne doit pas se faire au jour le jour, elle ne se résume pas à la seule dimension sécuritaire. On a besoin d’un réel électrochoc. L’action citoyenne devrait faire la différence. Exercer davantage de pression sur nos élus. Sans cela, rien de changera. »