Au fil des années, l’étau semble se refermer sur l’Europe. L’espace réservé aux pays voisins dans nos rapports annuels s’est progressivement agrandi. La liste des violations des droits fondamentaux dans l’Union européenne s’est allongée.
À quoi est due l’augmentation du relevé des atteintes aux droits humains en Europe ? Certainement à une plus grande vigilance concernant des problèmes préexistants (violations liées au genre, violences conjugales et sexuelles…) et auxquels nous ne consacrions pas auparavant l’énergie qu’ils méritent. Ce mouvement s’est encore accentué ces dernières années avec #MeToo et d’autres initiatives du même type.
La traduction en termes de droits humains de problématiques qui semblaient liées à de « simples » revendications syndicales, par exemple, a aussi élargi le champ des préoccupations sur lesquelles travaillent des organisations qui traditionnellement se battaient pour les droits civils et politiques uniquement. On découvre ainsi que le droit à l’eau, à une pension ou au chômage sont autant de droits figurant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, et ces droits commencent à être pris en compte aussi par les associations traditionnelles de défense des droits humains.
Des avalanches de lois liberticides
Néanmoins, certaines libertés fondamentales « traditionnelles » comme le droit à la liberté d’expression semblent remises en cause, y compris par des nations européennes qui les garantissaient depuis longtemps. La lutte contre le terrorisme n’y est pas pour rien. Et sans la vigilance d’organisations de défense des droits humains, nos espaces de liberté seraient considérablement plus réduits. De nouvelles lois radicales mènent en effet l’Europe vers un état de sécurisation permanente, enraciné et dangereux. Au lendemain d’une série d’attentats, de Paris à Berlin, les gouvernements ont en effet adopté à la hâte une multitude de lois discriminatoires et disproportionnées. Prises individuellement, ces mesures de lutte contre le terrorisme sont déjà suffisamment inquiétantes, mais lorsqu’elles sont étudiées dans leur ensemble, un tableau préoccupant se dessine, dans lequel des pouvoirs illimités bafouent des libertés considérées comme acquises.
L’idéal-type du « sauveur de la nation »
Par ailleurs, l’accès à des modes démocratiques de choix des dirigeants n’a pas pour autant constitué une garantie de la mise en place de structures qui protègent les droits humains dans des pays qui venaient de quitter des régimes dictatoriaux comme la Roumanie, la Pologne ou la Bulgarie. Le « modèle » Orbán attire même certains de nos politiciens et, plus grave, de nos concitoyens. En novembre dernier, 476 médias hongrois ont fusionné en un conglomérat géant progouvernemental. Parallèlement, un nouveau système de tribunal administratif, placé sous la forte influence du ministre de la Justice, permettra aux responsables politiques d’interférer avec la Justice et de saper son indépendance. Le rejet des migrants (sauf quelques « amis » qui doivent échapper à des poursuites dans leur pays d’origine) a été suivi de la criminalisation des SDF (un amendement à la Constitution interdit la « résidence habituelle dans un espace public ») et de mesures relatives à la protection des travailleurs (un employeur peut imposer jusqu’à 400 heures de travail supplémentaires par an à ses salariés). On voit ainsi se mettre en place un modèle que rejetteraient bon nombre des admirateurs d’Orbán s’ils y étaient confrontés eux-mêmes. Mais ils ne veulent pas le voir, fascinés qu’ils sont par cet idéal-type du « sauveur de la nation ».
Nous avons la chance de voir se développer une génération qui a décidé de prendre son destin en main.
L’espace des droits humains serait donc en train de se rétrécir en Europe. Toutes les organisations sont aujourd’hui effrayées de constater les déferlements non seulement de haine contre les migrants par exemple, mais aussi le mépris à l’égard des droits fondamentaux, sur les réseaux sociaux notamment. Les trolls répandent leur fiel, appelant à des solutions musclées et simplistes pour résoudre des problèmes souvent imaginaires (« l’invasion migratoire », fantastique machine de guerre émotionnelle). Ils font monter sur le trône de la notoriété des bricoleurs narcissiques dont la soif de pouvoir (et d’argent, mais cela se verra sans doute plus tard) engendre des dégâts terribles dans la vie d’individus sans beaucoup de défense (migrants, SDF, travailleurs à faibles revenus…). Nous sommes de plus en plus tentés de relire les événements qui nous entourent à la mode « années 1930 ». Et les ressemblances, c’est vrai, sont frappantes.
Ce n’était pas mieux avant
Pourtant, il faut faire très attention à ne pas tomber dans le piège du « C’était mieux avant ». Y a-t-il eu un âge d’or des droits humains ? Non. Le penser, ce serait oublier un peu vite plusieurs choses. Tout d’abord, l’obtention de modifications législatives en faveur des droits humains dans nos pays a toujours été le résultat de combats de longue haleine (la Ligue des droits humains a plus de 100 ans !). Et ces garanties peuvent disparaître facilement (les discussions sur l’avortement l’ont bien montré). Il n’y a jamais eu de situation stable et totalement en faveur des libertés fondamentales. Les attaques contre les droits des migrants, par exemple, ont commencé en Belgique à la fin des années 1980… Ensuite, des lois en faveur de ces droits n’entraînent pas automatiquement des changements dans les pratiques ou dans les habitudes de nos concitoyens. Les dispositions contre la violence conjugale ne signifient pas que celle-ci a diminué. Les ressources de nos parquets sont totalement insuffisantes pour faire face à l’ampleur des crimes commis et l’éducation au respect des droits des femmes est largement lacunaire aujourd’hui. Et enfin, la chute du mur de Berlin a quasiment coïncidé avec le massacre de Tien An Men. Ce qui est apparu à l’époque comme peut-être la « fin de l’histoire » en Europe n’a pas signifié l’amélioration des droits fondamentaux partout ailleurs dans le monde. Pire : nous avons montré une indifférence répugnante face au génocide rwandais et nous sommes aujourd’hui encore complices de régimes qui n’ont que faire des droits humains Nous n’hésitons pas à fournir des armes aux criminels de guerre « pour garantir l’emploi ici ». Et nos batteries ont plus d’importance à nos yeux que la vie des enfants qui doivent extraire le cobalt à mains nues.
Non, il n’y a pas eu de Golden Age des droits humains, sauf pour quelques privilégiés. Ce qui ne veut pas dire que nos combats sont inutiles. D’abord, parce qu’ils permettent d’empêcher ces dérives dans un grand nombre de cas. Ensuite, parce que des victimes et des défenseurs comptent sur nous pour les aider partout dans le monde, y compris en Europe. La charge est lourde mais elle n’est rien par rapport aux souffrances de celles et ceux qui en sont aujourd’hui les victimes. Et nous avons la chance de voir se développer une génération qui a décidé de prendre son destin en main. À nous de faire en sorte qu’elle puisse traduire sa volonté de vivre dignement en termes de droits humains.